Réflexions sur le temps

Le temps s'en va, l'éternité reste, pouvait-on lire au bas d'un cadran solaire, adjacent à une statue du Major Davel sur la place du château à Lausanne.

En mai 1976, une livraison de Finalités traitait de l'éternité de l'instant

L'éternité de l'instant

Le temps éphémère

Le changement obsède nos contemporains : les chefs politiques de la France et de la Suède par exemple veulent le changement pour lui-même. Chaque jour, mois ou année apporte quelque chose de nouveau, croit-on : à deux dates successives correspondent deux états, le second passant le premier en quantité et en qualité, au point de le détruire. Chaque heure s'atomise ; autant d'événements, autant de feux d'artifice : les objets ne sont que transition, engagés dans un flux incessant d'apparition et de disparition.

Sur l'axe illimité et absolu du temps, chaque homme vogue du moment de sa naissance à celui de sa mort, l'instant ne pouvant être vécu parce qu'il est annulé immédiatement par le suivant. Je n'ai plus d'identité parce que je mute ; je ne vis plus réellement parce que je préfère changer. Les mass-media abolissent le passé en me plongeant dans le présent, ce futur commencé. La société marche vers un horizon de bonheur croissant, chaque étape étant annihilée dès qu'elle est dépassée, et la caravane de l'humanité avance dans le désert face au mirage, laissant un sillage d'ossements tout de suite en poussière. L'axe absolu du temps enfile ainsi des points -instants hétérogènes étrangers les uns aux autres, rentrant dans le néant sitôt atteints.

Le besoin de permanences

Le bon sens de la plupart des hommes récuse cette attitude. En fait, on s'acharne à ériger des constructions durables, on creuse, et on dégage les vieux murs pour faire revivre les cités antiques. Les hommes s'agrippent à leur passé comme s'il faisait partie d'eux-mêmes sachant que si le temps s'en va, l'éternité demeure. Les apôtres même du changement trônent dans des mausolées. tel un Lénine : le Dieu du changement veut être momifié, éternisé.

Les hommes de science recherchent passionnément les lois immuables les invariants, les constantes, les périodicités qui régularisent le changement. Ne voit-on pas un Nietszche s'attacher au retour éternel des choses ?

"Ce qui fut, c'est le présent, et ce qui sera a déjà été.

(Eccles. 3,15)

La religion n'est rien d'autre que l'expression de ce besoin profond de permanence : partout Dieu est l'Éternel. Les sépultures les plus anciennes attestent le souci de l'immortalité, caractéristique certainement de l'homme. " Le Seigneur préside, roi pour l'éternité." De toutes leurs forces, les hommes des civilisations non décadentes croient à leur survie éternelle ; ils sentent en eux une nature essentiellement stable, par laquelle existe leur identité de chaque instant

Ce que nous scrutons obscurément, c'est une permanence plus profonde encore : par l'histoire, nous nous cherchons dans les hommes et dans les faits du passé. Nous aimons embrasser d'un seul regard chacune des civilisations et nous voulons percer l'avenir même.

L'astronomie par exemple nous montre des étoiles de tous âges ; il suffit donc de lire d'étoile en étoile l'avenir du soleil. De même dans une forêt, un regard sur les arbres à divers stades nous montre le passé et l'avenir de tel arbre : un regard sur le tronc coupé nous fait apparaître les couches annuelles et la vie du végétal

Ne voudrions-nous pas saisir d'un seul regard la totalité de notre vie, dans le passe et dans l'avenir, par l'horoscope ou par la science-fiction, grâce au chronogyre, cet hélicoptère temporel en ballade dans l'espace-temps ? Vaine et ridicule tentative, prétendent le esprits forts et libres, et cependant…

Chaque instant est éternel

La théorie de la relativité restreinte d'Einstein bouleverse nos conceptions relatives au temps de la manière même dont l'héliocentrisme de Copernic transforma aux XVIe et XVIIe siècles les conceptions relatives à l'espace. Peu nombreux sont ceux qui ont réalisé la portée des idées du savant physicien de Princeton. et leur impact dans la vie concrète de chaque homme. La philosophie et la théologie, au lieu de s'enliser dans les sables du devenir, feraient mieux de rénover leur point de vue. Chose curieuse par ailleurs, la religion, chassée par la science au XVIIe siècle, pourrait fort bien rentrer royalement en scène au XXe ou au XXIe siècles grâce à cette même science.

Tout d'abord, l'espace absolu, agrippé par un système d'axes totalitaire, s'écroule. Comme chez Euclide, il n'y a plus que des corps voisins localisables les uns par rapport aux autres. De même, il n a plus d'horloge universelle, marquant le temps simultanément pour tout l'univers. L'espace et le temps n'ont plus qu'une valeur locale et la vitesse de la lumière, mesurée en un endroit vide quelconque à un moment quelconque, a toujours la même valeur, d'où qu'elle vienne ; or ce n'est que par cette lumière que nous pouvons communiquer à la vitesse la plus grande.

En un endroit déterminé (sur le globe terrestre), je peux effectuer des mesures de position et de temps et fixer des lieux-instants, à l'aide de coordonnées d'espace : longitude x, latitude y, altitude z, et de temps t : le lieu-instant se voit caractérisé par quatre nombres x, y, z, t, et l'histoire du globe est décrite par un système à quatre dimensions dont chaque point a la même valeur qu'un autre. Nous n'avons conscience que d'un seul "lieu-instant", mais quelque être peut avoir conscience de tout l'espace-temps, de toutes les choses en n'importe quelle époque ; certains hommes en danger de mort ne voient-ils pas brusquement, en un éclair, leur vie entière devant eux ?

C'est là le sort commun, si l'on développe les conséquences de notre nouvelle attitude, inspirée de celle des physiciens, notre être à tout instant est éternel, et la mort, c'est la prise de conscience totalité de la vie. Chacun sera son propre juge. La transcendance divine, c'est cela : le regard divin saisit d'un acte simple toute l'histoire et nous place devant la nôtre : c'est le jugement particulier. Le jugement général placera chacun devant l'histoire de tous sous l'éclairage divin. L'histoire se construit comme une immense tapisserie ; nous n'avons conscience que d'un fil de la trame ; mais au Jugement, nous verrons la tapisserie achevée, certains d'un côté et les autres, de l'autre. Nos actes nous suivent.

Nos actes civiques

Les états successifs d'une civilisation constituent comme un arbre qui croit dans l'espace-temps ; et se couper de l'histoire c'est se couper de soi-même. L'arbre de telle civilisation se devine dans la jeune pousse, et si cette dernière s'enracine dans le sang et la terreur, comme en 1789-1793 ou en 1917, l'arbre lui-même en restera marqué pour toujours.

La loi naturelle, c'est la loi de la croissance totale des êtres et des arbres-civilisations. Chacun est appelé à faire croître son pays dans le sens de cette loi naturelle, à redresser en chaque lieu-instant dans le courant du moment. Le lieu-instant privilégié de ce redressement, c'est l'heure-cercle civique hebdomadaire, c'est le quart d'heure-prière quotidien dans les familles, et par là une animation de tous les corps vitaux de la société. La tapisserie de l'histoire de notre pays se présentera un jour à nos yeux, avec les fils que nous y aurons tissés, clairs ou insignifiants… Nos actes civiques en cette Suisse-année 1976 s'y montreront ; nos tiédeurs feront des trous et notre persévérance un fil lumineux

Lire Pierre Philippe Le Royaume des Cieux. (Fayard 1976.Paris)

Mai 1976

Le livre de Constantin de Charrière sur le futur antérieur développe ces considérations dans une ampleur saisissante, qui dépasse les précédentes d'une façon extraordinaire : ingénieur, physicien, philosophe, croyant, l'auteur nous éblouit par la richesse de ses développements, par la profondeur de ses réflexions.

Je vais essayer ultérieurement de ramasser ce qui me paraît essentiel dans les pages de Constantin de Charrière, tout en relevant ce qui me paraît peu mis en évidence dans une telle synthèse.

Jean de Siebenthal

 

Irak :'' Jusqu'à quand abuseras-tu de notre patience ?''

Les manifestations monstres de ces derniers temps contre la guerre en Irak, partout dans le monde, ont de quoi impressionner. Idem quant à la détermination affichée de certains États, et non des moindres, à s'opposer à une intervention militaire. Mais ces démarches sont-elles raisonnables dans ce cas précis ? Car une guerre peut être moralement justifiée, dans des cas extrêmes, en l'occurrence dans le but de désarmer un " État voyou ". Bagdad détient des armes de destruction massive et de leurs composants et vecteurs. et les a déjà engagées non seulement contre un de ses voisins, mais encore contre son propre peuple. En outre, le danger est bien réel que des groupes terroristes réussissent à s'armer auprès de son dirigeant, Saddam Hussein, l'un des dictateurs les plus cruels, les plus brutaux et, pour toute la communauté internationale, l'un des plus dangereux.

L'existence d'autres foyers de violence dévastatrice (Corée du nord, Iran, Palestine, etc.) ne suffit pas à justifier la passivité face à l'Irak &endash; " une chose après l'autre ", selon la sagesse populaire.

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De prime abord, manifester contre la guerre peut apparaître très louable. Mais au fond, quel Occidental est favorable à " la guerre pour la guerre " ? Pratiquement aucun, hormis quelques égarés auxquels s'ajoutent beaucoup de nos immigrés musulmans, chauds partisans de la conquête de nos pays. Mais justement, ce ne sont pas des Occidentaux.

Si bon nombre des millions de manifestants sont animés de sentiments honorables (et quelque peu naïfs), il n'en va pas de même pour tous. Une majorité témoignent d'antiaméricanisme primaire, d'anti-occidentalisme, (compréhensible quand on songe à la haine de nos pays distillée en permanence dans nos médias à longueur d'année) de pro arabisme et tout simplement de peur, toutes émotions à distinguer d'un authentique attachement à la paix.

Mais même ce dernier ne peut être absolu, sauf à devenir absurde sinon coupable : les pacifistes extrémistes actuels sont-ils vraiment d'avis qu'il n'aurait pas fallu prendre les armes contre Hitler en 39-45 ? Cela eût été insensé et suicidaire.

Les pacifistes &endash; les intérêts

On voit là comment l'Allemagne jusqu'au-boutiste &endash; mais dans le pacifisme béat aujourd'hui ! &endash; s'est enferrée (elle rejette le recours à la force dans tous les cas, s'agissant de l'Irak).

La France, quant à elle, après avoir a eu l'habileté d'adopter une position qui lui laissait une porte de sortie quelle que soit l'issue de la crise, a radicalisé sa position : elle prône, avec l'Allemagne, la Russie, la Chine et d'autres membres non permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, la continuation des inspections sans fixer de délai à ces dernières. Bien que son ministre des Affaires étrangères eût laissé entendre, lors de la réunion de février du Conseil de sécurité de l'ONU, que, finalement, le moment de vérité arrivé, la France soutiendrait ses amis américains, aujourd'hui (début mars), les observateurs pensent qu'elle va probablement faire usage de son droit de veto au Conseil de sécurité de l'ONU si ce dernier se prononçait en faveur de l'utilisation de la force contre l'Irak. C'est même Paris qui mène l'opposition à l'alliance américano-anglo-hispanique.

Dans ce rôle de dirigeant, la France apparaît comme la championne de la paix et de la justice internationale contre une coalition de " capitalistes sauvages " surtout assoiffée de pétrole et pressée d'humilier le monde arabe et musulman (voir l'accueil triomphal réservé au président Chirac en visite en Algérie). En fait, comme n'importe quel État, elle défend avant tout ses intérêts, et elle en compte de très importants en Irak. De plus, elle tient aussi tout simplement à affirmer "sa différence " face à Washington.

C'est là faire bon marché de la sécurité internationale et du lot de la population irakienne. Paris n'en est de toute façon pas à son coup d'essai quand on se souvient de ses efforts pour empêcher la chute du Mur de Berlin et la dissolution de l'URSS. A l'époque, il s'agissait aussi de ne pas " bouleverser les équilibres, rompre la stabilité ", etc.

Ne voir qu'une tentative de mainmise sur un pactole pétrolier pour expliquer cette crise irakienne n'est pas raisonnable. Les grandes entreprises humaines n'ont pas que des motifs économiques, comme beaucoup le pensent à notre époque matérialiste, mais plutôt des faisceaux de motifs.

La naïveté n'est bien entendu pas de mise en cette affaire. Néanmoins on peut aussi penser que si les États-Unis tenaient à ce point à s'assurer du pétrole bon marché, ils auraient très bien pu, comme seule super-puissance mondiale, négocier un arrangement intéressant avec Bagdad ou encore jeter leur dévolu sur le Venezuela, dans leur arrière-cour.

Un fait ignoré, semble-t-il, par une majorité des pacifistes, est que le problème du désarmement de l'Irak n'est pas récent. C'est en effet au printemps 1991 qu'une résolution du Conseil de sécurité (no 687 sauf erreur) a imparti un délai de trois mois à Bagdad pour détruire ses armes de destruction massive. On sait ce qu'il en est advenu : aujourd'hui, douze ans et dix-sept résolutions plus tard, le dictateur irakien continue de défier la communauté internationale, après avoir renvoyé, en 1998, les inspecteurs onusiens présents dans le pays.

C'est cette mauvaise volonté irakienne qui a incité les USA, inquiets de la passivité de la communauté internationale face au danger potentiel, à présenter au Conseil de sécurité une résolution destinée à faire avancer ce dossier.

Inspections " ad aeternam "

Ce document a été accepté à l'unanimité, même par la Syrie et le Pakistan. Les médias nous l'ont présenté comme la " résolution de la dernière chance ". Or trois mois plus tard, bien des membres de ce même Conseil, semblent envisager des inspections interminables et demandent une augmentation du nombre des inspecteurs onusiens et de leurs moyens ! La belle cohérence ! Ainsi que le décrivait sauf erreur une personnalité américaine ou anglaise, ce cas se rapproche de celui d'un époux trompé depuis douze ans et qui, après tout ce temps, ne trouverait rien de mieux que d'engager une nouvelle brigade de détectives privés !

On peut surtout noter ici que les partisans de multiples inspections onusiennes s'étalant à l'infini n'ont pas entrepris grand-chose pour désarmer l'Irak avant l'automne dernier. Paris et ses partenaires " pacifistes " étaient-ils d'avis jusque-là que le problème était réglé (la résolution 1441 affirme le contraire) ou qu'il allait se résoudre de lui-même, avec le temps, comme on semble souvent le penser outre Jura s'agissant d'affaires intérieures ?

Les principaux États critiquant aujourd'hui la position américano-anglo-hispanique n'ont donc rien fait dans le sens du désarmement de l'Irak. C'est seulement aujourd'hui, que nos " pacifistes " se manifestent, mais uniquement en réaction, pour critiquer les initiatives des premiers, comme des vieillards inactifs, assis et rassis, ne parlent que pour désapprouver ceux qui agissent… " La vieille Europe " et même la vieille Europe réactionnaire ! Bien qu'elle agisse tout de même, parfois, c'est toujours à la traîne d'autres, comme dans les Balkans, alors que le problème de la Bosnie et celui du Kossovo étaient des problèmes avant tout européens.

Le rôle des inspecteurs en désarmement de l'ONU est aussi un point largement ignoré. Tel qu'il est défini par cette fameuse résolution du Conseil de sécurité (résolution No.1441 de novembre dernier), il n'est pas celui de détectives privés cherchant des armes et documents que des milliers de fonctionnaires et militaires irakiens s'efforcent de leur cacher. Les inspecteurs internationaux ne sont pas en Irak pour jouer à cache cache, mais surtout pour superviser la destruction des armes dont l'Irak aurait dû présenter un " état définitif, exhaustif et complet ", selon les termes de la résolution 1441. Il serait en effet grotesque de charger quelques dizaines de ces spécialistes de découvrir des armes, voire une éprouvette compromettante, sur un territoire dix fois plus grand que la Suisse et peuplé d'env. 25 millions d'habitants (précision utile quand on sait qu'un document hautement intéressant de trois mille pages a été trouvé au domicile privé d'un scientifique).

" Quousque tandem abutere patientia nostra ? "

Ce processus, ainsi que MM. Blix et Elbaradei, les chefs des inspecteurs l'ont répété, nécessite la collaboration active et même " pro active ", comme ils disent, de l'Irak. Cela peut sembler exagérer à certains, mais c'est bien cela qu'exige la résolution 1441. On peut d'ailleurs rappeler ici que l'Afrique du Sud, il y a sept ou huit ans, a détruit ses armes nucléaires en présence d'inspecteurs internationaux. La confiance régnait entre les partenaires, et tout s'est déroulé de façon si rapide et dans de si bonnes conditions qu'une majorité de l'opinion publique mondiale n'a même pas eu connaissance de cette affaire, qui a d'ailleurs été à peine mentionnée dans les médias.

Tout le contraire dans le cas de l'Irak qui, cela saute aux yeux, refuse de se défaire de ses armes prohibées. Face à une accusation ou un soupçon, Bagdad commence toujours par tout nier, puis admet, mais que partiellement, pose des conditions, temporise, tergiverse, se rebiffe, renâcle, etc., etc., et finit par s'exécuter de très mauvaise grâce et uniquement au fur et à mesure qu'une puissante armada se met en place sur ses frontières. On pense au célèbre " quousque tandem abutere patientia nostra ?" de Cicéron (Jusqu'à quand abuseras-tu de notre patience ?

Attitude méprisante, donc, intolérable et de toute évidence suspecte.

Et c'est bien là le principal problème de ce désarmement, ainsi que l'on expliqué à plusieurs reprises MM. Blix et Elbaradei : ce qui est nécessaire, ce ne sont pas des bataillons supplémentaires d'inspecteurs ni des centaines de tonnes de matériel perfectionné, mais " simplement " un changement d'attitude de la part des autorités iraquiennes. Celles-ci ne doivent plus s'efforcer de nier, de cacher, de temporiser, d'esquiver, ni d'espionner les inspecteurs (en moyenne sept surveillants iraquiens par inspecteur onusien au début de la présente mission ! Mais elles doivent montrer leur désir de détruire leurs armes prohibées collaborer activement et de bonne foi, à la destruction de leur arsenal chimique, biologique et nucléaire. On en est encore loin. Et c'est surtout dans cette attitude que réside leur violation de la résolution 1441.

Mais au fait, quid de l'armement de destruction massive de l'Irak ? Difficile de connaître l'entière vérité, vu l'absence de franche collaboration de la part du régime iraquien. Rappelons que la fameuse résolution 1441 exige de Bagdad la remise d'une liste exacte et complète de cet arsenal. Or l'Irak a continué de se moquer de la communauté internationale en faisant parvenir à l'ONU un document de 12 &endash; 13'000 pages (!) d'informations déjà livrées dans le passé, liste qui n'était d'ailleurs nullement complète. Il y manquait, entre autres éléments reconnus par l'ONU, les missiles Al-Samoud à portée excessive, 10'000 litres d'anthrax, des avions sans pilote, des laboratoires mobile de fabrication d'armes chimiques et biologiques, des composants, sous-composants, etc.

Dans ce cas comme dans d'autres, Bagdad a affirmé avoir détruit spontanément ces produits sans pouvoir en fournir la moindre preuve (c'eût été pourtant une bonne occasion d'inviter des inspecteurs onusiens à ces destructions !)

Le grand danger

Le grand danger pour la communauté internationale n'est pas seulement de savoir ces armes dans les arsenaux du dictateur irakien, mais c'est aussi (peut-être surtout) qu'elles tombent dans les mains de groupes terroristes ou d'autres " États voyous " tels l'Iran, la Libye… Certains ont souligné, dernièrement, l'aversion de mouvements fondamentalistes islamiques à l'encontre du régime irakien &endash; laïc. C'est refuser de voir que ces deux protagonistes rêvent, chacun de leur côté jusqu'à maintenant, de porter des coups aussi dévastateurs que possible à l'Occident, et que, par là, il est fort probable qu'ils collaborent un jour ou l'autre dans ce but. Ce sont des alliés objectifs. Une fois la coopération établie et face à un monstrueux chantage concernant la vie de milliers &endash; sinon plus &endash; de civils innocents, il sera alors un peu tard et dérisoire de défiler " pour la paix " ou d'avouer s'être " trompé ".

Le désarmement de l'Irak étant étroitement lié au renversement de son régime actuel (la destruction d'armes à un endroit n'exclut nullement leur fabrication à un autre endroit au moyen de laboratoires mobiles) il est malheureusement probable que l'intervention armée soit le seul moyen de parvenir à ce but.

Certains évoquent le danger que représente à terme la mise à l'écart du l'ONU au cas où les USA et leurs alliés se passeraient de l'aval de cette organisation pour attaquer l'Irak. On peut toutefois leur opposer l'argument tout aussi pesant selon lequel les Nations unies se ridiculisent par leurs atermoiements, leurs hésitations et tergiversations trahissant une faiblesse que beaucoup de par le monde, pourraient être tentés d'exploiter.

Par ailleurs, nos amis pacifistes ne sont pas à une exagération près quand ils nous prédisent les conséquences dantesques d'une intervention armée. On nous parle d'orages d'obus frappant des foules de femmes et d'enfants, de calamités économiques pour la planète entière, de gigantesques bouleversements géopolitiques dans tout le Moyen-Orient. Ce sont en gros les mêmes arguments qui ont été avancés avant l'intervention en Afghanistan. Si les effets réels de cette dernière ont été aussi catastrophiques, pourquoi n'assistons-nous pas à des marches de protestation dénonçant ces conséquences et les souffrances qu'elles occasionnent dans la population afghane ?

Le déshonneur et la guerre

Il est vrai qu'une intervention militaire comporte toujours des risques, et est toujours susceptible d'évoluer vers une catastrophe. Néanmoins les actions menées dans les Balkans et en Afghanistan n'ont jusqu'à présent pas eu de retombées graves dans ces régions, au contraire (que les " pacifistes " songent à la situation de la femme afghane).

On le voit, une action armée peut être justifiée et une manifestation pour la paix à tout prix peut s'avérer aussi absurde que de protester contre, par exemple, la chirurgie : il est des cas où il est impératif de trancher dans le vif pour sauver l'essentiel.

A cet égard, l'attitude actuelle des adversaires de la fermeté à l'encontre du régime irakien évoque celle prévalant dans les années trente vis-à-vis d'Hitler (du " chancelier Hitler " comme tout le monde disait à l'époque !). Il s'agissait aussi de ne rien faire qui puisse mettre de l'huile sur le feu allemand, d'apaiser le régime nazi, de le contenir, de négocier avec lui, de tout faire pour éviter la guerre (" Plus jamais ça ! "). Point d'orgue de cette sombre période, les fameux Accords de Munich, de sinistre mémoire, et aujourd'hui symbole de lâcheté de mollesse et de veulerie. Rappelons à ce sujet les propos de Winston Churchill en réaction à la décision des premiers ministres français et britannique, signataires de cette " paix " - elle est d'actualité : " Vous avez préféré le déshonneur à la guerre. Vous avez le déshonneur, et vous aurez la guerre "…1)

Voilà de fortes paroles qui devraient nous mettre sur nos gardes. En effet, durant les années trente, il eût mieux valu avoir le courage d'intervenir militairement dès la première manifestation guerrière d'Hitler - et perdre, il est vrai, un certain nombre de vies - plutôt que de vouloir, dans un premier temps, préserver la paix à tout prix, comme on l'a fait à l'époque et comme beaucoup le veulent aujourd'hui, pour quand même devoir empoigner le problème à bras le corps quand il était presque trop tard. N'oublions pas le bilan effroyable de la Deuxième Guerre mondiale : des dizaines et des dizaines de millions de morts…

Denis Guélat

1) Daladier, le premier ministre français que les foules accueillaient triomphalement à son retour de Munich (n'avait-il pas " sauvé la paix " ?), avait marmonné à leur adresse des mots plus prosaïques : " Les c..s ! " !

 

 

 

 

Lexique de philosophie

Louis MILLET Janvier 2003,

Professeur de philosophie du C.F.C.S.T.A. 29, rue du Vieux-Versailles, 78000 VERSAILLES.

Cher Monsieur

Vous trouverez ci-joint un fascicule que je viens de terminer

Il a été destiné primitivement aux élèves du CFCSTA : des adultes engagés dans la vie professionnelle et familiale, qui n'ont jamais fait d'études philosophiques, ou qui n'ont reçu qu'une formation tronquée, souvent orientée dans le sens d'opinions que les vrais philosophes critiquent à juste titre depuis toujours. Le cours qui leur est destiné dure depuis plus de quatre ans, et il est rédigé avec le plus de clarté et de simplicité possibles.

Ces personnes ont désiré avoir un lexique donnant les sens les plus importants des termes utilisés par les philosophes; j'y ai ajouté quelques concepts voisins (de psychologie, par exemple). Enfin, une partie importante (près de la moitié) présente les penseurs, les écoles, quelques psychologues et des savants.

Si vous voulez bien faire connaître ce livre à vos lecteurs, vous pourrez leur indiquer où il peut être commandé :

soit à l'éditeur, l'AFS, 31, rue Rennequin, 75 017, Paris

soit au CFCSTA, 29 rue du Vieux-Versailles, 78000 VERSAILLES (tel. 0130 2161 12 ; même numéro pour les télécopies

Recevez, cher Monsieur, avec mes remerciements, l'expression de mes meilleurs sentiments.

Louis Millet

 

 

De mortuis nihil nisi bene

« Des morts on ne doit parler qu'en bien ». Cet ancien dicton revient à la mémoire en lisant les commentaires parus dans le monde entier à l'occasion de la mort de Giovanni Agnelli, le président honoraire de FIAT, décédé vendredi 24 janvier 2003 à l'âge de 81 ans. De droite à gauche, un chœur unanime d'éloges s'est levé pour célébrer l'«Avocat comme il était appelé en Italie.

Ce n'est certainement pas nous qui allons enfreindre l'ancienne interdiction, mais l'amour pour la vérité, pour la mesure et pour le bon sens nous oblige à faire quelques remarques sur la base d'éléments objectifs et incontestables. Giovanni Agnelli, en effet, n'a pas été seulement un grand capitaine d'industrie mais il a aussi joué un rôle politico-culturel important. Autour de la famille Agnelli et de FIAT, dès le début des années 60, s'était coagulé un pôle laïciste et illuministe qui a donné un grand essor culturel et un support économique considérable à la déchristianisation de l'Italie. Agnelli a encouragé l'itinéraire italien vers la sécularisation qui a eu comme phases principales l'introduction du divorce (1970) et de l'avortement (1978), la dépénalisation de la consommation des drogues (1975) et la vague de ""pansexualisme" qui a touché l'Italie dès les années 70.

L'œuvre de désagrégation morale fut accompagnée par un soutien officiel au Parti Communiste Italien. Déjà en 1961, la Fondation Agnelli eut un rôle capital dans la naissance du centre gauche. Cet essai politique inaugura la saison des "réformes" socialistes et confiscatoires appuyées par des organes de presse, comme le quotidien "La Stampa" et l'hebdomadaire "L'Espresso", directement contrôlés par la famille Agnelli. Successivement ces mêmes journaux furent en première ligne lors des campagnes en faveur du divorce et de l'avortement.

Dans les années 70, alors du fameux "compromis historique"' entre la Démocratie Chrétienne et le Parti Communiste, les Agnelli entreprirent « un dialogue toujours plus serré ave le Parti Communiste Italien, la seule force capable de discipliner le syndicat "Panorama", (21 mars 1974). « Si le PCI - disait à l'époque Umberto Agnelli, frère de Giovanni - est prêt à donner s contribution à un programme réaliste, pourquoi la refuser ? Savoir ensuite si cette contribution sera celle de l'opposition ou du groupe majoritaire, cela importe peu » (cf. `"Il Tempo", 17 janvier 1976).

C'est toujours à cette époque que remontent les négociations entre Giovanni Agnelli et le dictateur libyen Kadhafi grâce à la médiation de Savoretti, homme clé du PCI pour les opérations commerciales avec les pays de l'Est. Le résultat obtenu par Kadhafi fut un financement de 415 millions de dollars, à un taux exigu de 5%, de la part de FIAT en faveur de l'Union Soviétique.

Nous savons que le supercapitahsme a toujours favorisé le communisme. Dans des cahiers écrits en prison, un des pères du communisme italien, Antonio Gramsci (1891-1937) rappelle la sympathie et la compréhension de Giovanni Agnelli, le fondateur de la dynastie pour les idées que lui et son groupe d'intellectuels communistes exprimaient dans la revue "'Ordine Nuovo-"'. Agnelli Senior offrit même « d'absorber l'Ordine Nuovo` et toute son école dans l'ensemble de FIAT » (cf. A. Gramsci, Note su Machiavelli, Editori Riuniti, Rome 1977, p. 449); il essaya de favoriser l'entrée des sectes protestantes en Italie ( p. 442). (S. N.)

 

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A propos du R.P. Carré .O.P.

le Dr Rippstein nous communique :

Nous devons à l'amitié que porte à notre journal le R.P. Carré, le très beau texte suivant. Il ravivera le souvenir fidèle que nous gardons de l'abbé Simon.

La mort du curé Simon nous prive d'un prêtre qui était toute bonté et toute lumière.

Il y a bien des années, lors d'une conférence que je donnais au Théâtre de Lausanne, c'est lui qui m'avait présenté au public. Tout de suite je fus impressionné par l'extraordinaire culture, le tact, le sens apostolique de ce prêtre que je ne connaissais pas. D'emblée, il donnait à ma présence dans une salle de spectacles, face à un auditoire fort mélangé, la plus profonde justification.

Depuis, il m'est arrivé, bien souvent de profiter d'un passage dans la région pour aller recueillir son enseignement au cours d'une de ses messes dominicales. Je le surprenais ensuit à la sacristie et, avec la modestie que l'on sait, il levait les bras au ciel en s'écriant. « Ah ! Si j'avais su que vous étiez là ! » Mais je lui répliquais : « C'est un disciple qui vient vous écouter », et le sérieux de mon regard le faisait taire…

Ce n'est pas que nos idées et nos orientations aient été toutes identiques. Nous en discutions volontiers, et c'était une merveille (infiniment rare à notre époque) de pouvoir dialoguer dans une continue recherche de la vérité et sans vouloir à tout prix convaincre l'autre du bien fondé de ses opinions !

Dire qu'il célébrait la messe avec solennité risquerait de créer un quiproquo. Il n'y avait rien d'ostentatoire dans ses démarches, mais simplement - manifesté avec grandeur un total acte de foi et d'amour.

Sa prédication n'était pas seulement un commentaire d'évangile, fût-ce avec des aperçus originaux, souvent inattendus, exprimé avec un singulier bonheur d'expression. Ce qui se dégageait de sa parole avec le plus de force était une introduction directe à l'Eucharistie : je veux dire une sorte d'éblouissement devant les certitudes du Credo, une joie qui illuminait son visage, la puissance surprenante de son Espérance.

Des amis m'ont dit avec émotions : « Ce prêtre ne croit pas ; il sait. » La dernière conversation que j'ai eue avec lui, peu de temps avant sa mort, exactement le Jeudi Saint, me prouve que, comme chacun de nous, il a dû « croire » et progresser parfois dans les ténèbres, mais il est évident que depuis longtemps se précisaient en lui cette connaissance intime, cette vision de l'Amour, dans la plénitude desquelles, en la fête de l'Ascension, il est entré.

Carré, O.P.

Le beau

Réflexions d'un vieux dandy qui se prend pour un esthète

I- Introduction

Le fondement de toutes ces réflexions sur l'esthétique est la fréquentation assidue des églises, musées, châteaux, salles de concert et paysages, célèbres ou non, qui transportent dans l'empyrée. Cela ne m'a pas empêché de consulter la pensée de philosophes. Dans le cas présent Jean Ousset avec "A la recherche du Beau", le Père Marie-Dominique Philippe dans son livre "L'activité artistique" et le traité de philosophie du Professeur Millet. Il faut ajouter de nombreux articles et d'innombrables conversations car le sujet est des plus actuels comme en témoigne la prolifération des "activités culturelles" qui fleurissent comme pâquerettes au printemps ! Ces lignes ne sont que celles d'un amateur qui a toujours cherché à happer quelque beauté dans ce triste monde voué à l'efficacité.

II- Deux positions pour le moins discutables

A-Beauté et Vérité -La conclusion d'un article dont je n'ai pas noté l'auteur affirmait sans ambages : "Le Beau est la splendeur du Vrai". Cela est manifestement faux pour au moins cinq raisons :

1- Certaines choses sont vraies et ne sont pas belles. Sans aller jusqu'à la politique, on peut nommer le vice et les péchés, capitaux ou non.

2-D'autres choses sont belles et ne sont pas vraies. Par exemple les contes de Noël, les somptueux habits dont les peintres revêtent la Sainte Vierge, les mythes de tous les temps - en particulier les mythes grecs - avec les statues et peintures qui en sont inspirées. On pourrait ajouter le théâtre (Andromaque, encore moins Tartuffe ne se sont jamais exprimés en vers), les licences poétiques (les "digitales pleines de rosée jusqu'au bord" d'Alphonse Daudet ou "Paimpol et sa falaise", falaise qui n'a jamais existé !

3-Pour rendre plus beau quelque personne ou quelque objet, on l'éloigne de la vérité. Lorsque je me réveille, j'ai les yeux bouffis, les cheveux ébouriffés, je sens un peu mauvais ... C'est pourquoi je me lave, je me parfume (une femme se maquille) et j'essaie de corriger ma ligne par des vêtements appropriés- toutes choses qui m'éloignent de la vérité. Plus simplement, on peut remarquer qu'on ne parle de "photographie d'art" que si la dite photo a été retouchée, pour ne pas dire "bricolée".

4- Dans certains cas, le mot vérité ne veut rien dire, en particulier en musique. Quelle est la vérité d'un fa dièse, d'un la bémol ou d'un trille ?

5- La vérité n'est jamais perverse même si elle peut être dure à supporter. Au contraire, le beau peut être dangereux, voire pervers. Dalila était certainement très belle ... qu'en a pensé Samson ? Que dire des bijoux offerts par Faust à cette pauvre Marguerite ?

Assurer que le Beau est lié au Vrai est certes très pratique mais mène à de réelles impasses. Dans cette hypothèse la photographie rendrait laide toute peinture sauf à dire que le "vrai" n'est pas le "réel" À ces mots, j 'ai cru entendre deux grondements sourds : Aristote et Saint Thomas d'Aquin venaient de se retourner dans leur tombe !

B- Le Beau "supplément d'être" - C'est la position tenue par Jean Ousset. Il semble plus adéquat de rattacher le Beau à l'Être qu'au Vrai, ne serait-ce qu'en raison du caractère de l'Être qui est moins sujet à contestation que la vérité, souvent difficile à appréhender.

Jean Ousset cite des expressions telles que "un beau cancer", une belle garce", "une belle crapule" etc… Certes il y a dans l'adjectif une nuance voulue de "plénitude" mais il ne s'agit que de la partie la moins respectable de l'être. Tout le monde se réjouira d'apprendre que ladite crapule ayant fait un "beau geste est un peu moins "belle" en tant que crapule ! La beauté serait alors un mal… Maintenons ces expressions dans le domaine du paradoxe, au moins de l'ironie.

En revanche, il est tout à fait adéquat de parler d'un bel animal, d'un bel arbre. Leur beauté réside alors dans la perfection de leur qualité. Il est évident que la beauté d'un percheron n'est pas celle d'une gazelle et celle d'un chêne différente de celle d'un roseau. Il est évident aussi que la beauté d'une vache n'est pas la même selon qu'elle est appréciée par un peintre ou par un boucher !

Tenter d'élargir cette définition aux objets usuels se heurte à maintes difficultés. Une table doit d'abord être capable de recevoir des objets et une assiette de la soupe… Certes ! Encore que certaines assiettes semblent destinées davantage à orner des murs que des tables. Mais poursuivons le raisonnement. Une table est-elle vraiment embellie par un tiroir supplémentaire ou des pieds plus robustes ? Chacun admet qu'une marqueterie rend une table plus belle, mais gare à celui qui aura la maladresse d'y verser une tasse de café brûlant !

Enfin l'expression " supplément d'être" n'est guère applicable aux objets d'art. Quel est l'être d'une peinture de chevalet ? d'une pièce de théâtre ? d'une symphonie ? d'un simple poème ? Même réservée aux objets utilitaires, cette proposition semble bien insuffisante.

Le Père M.D. Philippe propose "la plénitude de la forme". C'est peut-être un peu abstrait mais certainement beaucoup plus profond.

III- L'émotion esthétique

Pourquoi ne pas commencer par le commencement, c'est-à-dire par l'émotion, le "Ah ! des choses comme le dit Dom Gérard, citant dans "La Nef" un poète chinois, dans un article sur Péguy. Un choc qui, au même instant, vous fait entrer en contemplation. On est en quelque sorte arraché à soi-même comme on l'est par l'amour, qu'il soit humain ou mystique. Le fait qu'il s'agisse d'un phénomène subjectif complique peut-être le côté philosophique des discussions, mais il est dans la nature des choses. Seul le positivisme d'Auguste Comte a prétendu se limiter à ce qui est strictement objectif, encore en a-t-il tiré des conclusions pour le moins discutables !

Le beau est donc quelque chose qui vous induit en contemplation, ce qui - soit dit en passant permet de parler de la beauté d'un paysage. Les contemplations sont diverses en intensité mais aussi en niveau. Certaines vous élèvent vers les zones les plus hautes, ce sont les chef-d'œuvre. Ce n'est pas forcément une contemplation mystique : le Parthénon, la vallée des rois en Égypte, Angkor Vat, ne nous inspirent pas de la même manière que Saint Jean de La Croix. D'autres vous procurent la joie d'une ambiance raffinée dans laquelle le meilleur de l'homme est en valeur : agencement d'un jardin, décoration d'un salon, ordonnancement d'un banquet. D'autres ne débouchent sur rien comme beaucoup de produits de "l'art moderne". Le Picasso de la fin de sa carrière se vantait de "déstructurer". bien des poèmes de Prévert font penser au clinquant des ailes de papillon. Prenez-les en main, vous n'aurez qu'un tas de poussière. D'autres enfin vous attirent vers l'inférieur, vers le bas, ce sont là les beautés perverses. C'est dans ce sens que l'écriture met en garde contre la beauté de la femme. Après avoir proclamé :

"Qui trouve une femme trouve le bonheur

"C'est une faveur reçue du Seigneur" (18-22)

le livre des Proverbes ajoute :

"Ne contemple point la beauté d'une femme

"Ne convoite point une femme pour sa beauté" (2528)

La perversité peut aller très loin. Je me rappelle le passage d'un oratorio consacré à la résurrection de Lazare. Musique somptueuse, voix magnifique de la basse qui chantait les paroles prêtées à Lazare : "Pourquoi me ressusciter ? Qu'on me laisse retourner dans le néant" etc. Le blasphème était à la mesure de l'indubitable beauté de l'œuvre. Nier cette beauté en raison du blasphème serait inadéquat car cela reviendrait à faire dépendre le beau de l'intention de l'auteur. Or si le gribouillage d'un enfant représentant le Christ en croix peut être émouvant, il est difficile de le déclarer plus beau que certains tableaux de Boucher (par exemple - "La Gimblette") quelque peu coquins voire érotiques, mais tout de même d'une autre facture !

Notons au passage que l'appréciation des paysages dépend largement de l'époque. Le Pantagruel de Rabelais était ébloui par le spectacle de la Beauce (Rabelais affirme que c'est là 11 origine du nom de cette plaine : "Beau-Ce ! "Aujourd'hui nous sommes plutôt attirés par les paysages de montagne et de mer qui terrifiaient nos grands-pères du XVII's.

IV- L'œuvre d'art

A-Genèse de l'œuvre d'art Beaucoup de philosophes du beau semblent n'avoir à l'esprit que les "Beaux Arts" : peinture, sculpture, architecture, littérature, mais pratiquement jamais la musique. Il est vrai que les quatre premiers "beaux-arts" sont plus intellectuels et se rapportent à des réalités concrètes pour ne pas dire mesurables. La musique est l'art affectif par excellence, ce qui lui donne un accès plus facile à l'universel. Il n'est que de noter que les paradis de toutes les religions comprennent des anges musiciens, mais guère d'anges poètes, encore moins de peintres ou de sculpteurs !

Cela dit, où commence l'œuvre d'art ? Faire de bons sabots est l'œuvre d'un bon artisan ; pourquoi va-t-il essayer de les embellir en les sculptant, en les peignant ou en y plantant quelques clous dorés ? Certainement pas pour améliorer "l'être" du sabot ! De fait, il cherche à faire rêver, au-delà du sabot, à quelque chose qui dépasse la matière, du moins le simple utile. L'artiste cherchant à dépasser la matière, il est clair que le religieux est le support naturel de l'art. Ce n'est pas un hasard si l'activité artistique qui frappe en premier dans une civilisation est l'art religieux : statues de dieux et de déesses, masques rituels, poèmes de mythes fondateurs, musiques cérémonielles etc…

"Où commence l'œuvre d'art ? Il semble que ce soit dès que l'artiste veut mettre dans son œuvre autre chose que la simple utilité. Cela a commencé au néolithique quand le chasseur a orné son propulseur ou sa cuiller d'une figure d'animal qui n'ajoutait rien à l'utilité de l'appareil mais transportait son âme dans un autre univers. Il en est de même du "bibelot", objet qui semble congénital à l'homme. Certains ont pensé que les statuettes préhistoriques en os comme les innombrables "Vénus" qui ne mesurent que quelques centimètres de haut n'étaient que des bibelots analogues aux souvenirs de voyage dont le "touriste de base" ne manque pas d'alourdir sa valise. La première chose qu'un être humain fait en 'occupant un espace est de l'orner de bibelots, il n'est que de voir le bureau d'une secrétaire ou une cabine de routier (les décorations sont il est vrai assez différentes ! Le jeune homme, encore davantage la jeune fille, orne sa chambre de photos et de souvenirs destinés à faire rêver, même s'ils sont parfois d'une esthétique discutable. Les bibelots peuvent être aussi d'authentiques chef-d'œuvre comme les statues de Tanagra, les ivoires du XIII's ou les vases de Gallé. On a rapproché cette attitude de celle des mammifères marquant leur territoire, mais on admettra sans peine qu'un paysage de neige ou une photo (même médiocre) témoigne d'autres préoccupations qu'un tas d'excréments ou une giclée d'urine ! Ensuite, tout le cadre de la vie fut l'objet de l'activité artistique : les temples, les palais, jusqu'aux habitations particulières. La contemplation d'une œuvre est d'une toute autre dimension que la "distraction de l'homme cultivé", comme l'écrit étourdiment un auteur en parlant des concertos brandebourgeois !

B-Art et technique : La réalisation de toute œuvre exige des connaissances techniques. La spontanéité absolue n'est qu'un rêve, plus exactement une imposture : l'exemple le plus achevé est le fameux "coucher de soleil sur l'Adriatique" de Boronali, anagramme d'Aliboron, tableau peint par un pinceau attaché à la queue d'un âne mis en joie par les carottes qu'on lui donnait à manger ! La peinture exige la connaissance des couleurs, la sculpture celle de la matière, l'architecture celle de la résistance des matériaux, quant à la musique, il est fortement conseillé de savoir jouer d'un instrument ! La technique s'affine ensuite avec la pratique. L'orgueil aidant, elle court le risque de se diluer dans la virtuosité. Cette dernière n'est pas un mal en soi, elle peut être piquante et même attachante ; le risque est que l'habileté de l'artiste prenne le pas sur l'inspiration. Un autre danger est l'académisme. Certains eurent la prétention de définir le beau par des proportions des mesures…. comme s'il pouvait être mis en recettes… Technique et virtuosité doivent rester servantes de l'inspiration, laquelle sera toujours première. En aucun cas elles ne sauraient la remplacer.

C-Le goût On dirait plus exactement : la manière dont la beauté d'une œuvre est perçue au cours des siècles.

En premier lieu, il est patent que l'appréciation d'une œuvre d'art demande un certain apprentissage, une certaine éducation. C'est évident pour la littérature, en particulier la Poésie ; disons que la connaissance de la langue dans laquelle s'exprime le poète est fort utile ! C'est tout aussi évident pour la peinture et la sculpture, arts très intellectuels ; la langue est ici remplacée par la mythologie, l'hagiographie et l'histoire. Comment apprécier un tableau sur la fuite en Égypte ou la sculpture sur Laocoon si on ignore les récits correspondants ? C'est, pour beaucoup d'Européens, la difficulté d'entrer dans les arts de l'Asie. En musique, le langage consiste dans la manière (un critique mal intentionné dirait les conventions) avec laquelle sont articulés les thèmes, leurs développements, leurs variations et, en Europe, leur harmonisation. La symphonie en ré mineur de César Franck ne connut son légitime succès que lorsque les oreilles des auditeurs furent capables d'apprécier le jeu subtil des six thèmes qui la composent. Le "goût" reflète la manière dont est reçue l'œuvre dans un certain milieu. Ses variations et son incohérence apparente ont frappé maint critique. Pour prendre les exemples les plus connus, et les plus caricaturaux, on peut citer le mépris dans lequel nos "classiques" tenaient les arts médiévaux, l'académisme du XIX's qui condamna définitivement l'impressionnisme. L'art étrusque n'était guère apprécié des Romains… gageons que les peintres de Lascaux eussent été sévèrement jugés par les artistes du Tassili. On cite souvent la remarque désabusée du bourgmestre de Leipzig mortifié de n'avoir pu s'assurer les services de Telemann : "Nous n'avons pu avoir le meilleur, il va falloir nous contenter du médiocrel" Le médiocre était un certain Jean-Sébastien Bach ! On peut -a contrario- y ajouter l'engouement pour certaines manifestations de ce qu'on appelle "l'art moderne" adulées aujourd'hui, jetées le lendemain à la poubelle car ces œuvres ne débouchent sur rien. Cela est de toutes les époques comme en témoignent les chansons de Bérenger, mises au même niveau que les poèmes de Victor Hugo dans les années 1880, et complètement oubliées maintenant. Le plus incongru, et le plus ridicule serait d'apprécier une œuvre en fonction de tel ou tel aspect de la personnalité de l'artiste que l'on peut à bon droit trouver regrettable… mais là n'est pas la question. On peut aimer ou non l'œuvre de Michel-Ange ou celle de Wagner, mais en nier la beauté sous le prétexte que les mœurs du premier n'étaient pas très orthodoxes et que le second haïssait la France n'est pas une faute de goût, c'est une ânerie pure et simple !

L'existence du goût n'est pas niable, mais elle ne devrait jamais prendre le pas sur l'appréciation personnelle. C'est une indication, non un impératif. Le fait pour une œuvre de n'être pas admirée "hie et nunc" ne peut être un critère suffisant. Ce peut être simplement parce que le langage de l'artiste n'est pas "compris" par le critique, ce peut être aussi parce que l'œuvre ne vaut rien. En ce cas il faut avoir le courage de prendre le risque d'affirmer que "le roi est nu" comme le dit le Professeur Millet. Le courage devrait toujours accompagner l'intelligence et la culture !

V- Conclusion-Y-a-t-il des critères universels du beau ?

Si l'émotion de chacun est le critère prépondérant, comment parler d'un caractère universel du Beau ? La question correcte ne serait-elle pas la suivante : "Existe-t-il des éléments capables de faire sortir tout homme de lui-même si possible vers ce qu'il a de meilleur, sous réserve d'une exécution adéquate ?

Cette réflexion renvoie à l'existence d'une nature humaine et de ses diverses dimensions. Selon le Père Philippe, l'homme, créature matérielle et spirituelle en a sept :

il travaille

il vit (nait, croît et meurt) il souffre

il est artiste (créateur d'une œuvre) il vit en communauté (vie politique)

il aime

il adore (dimension religieuse)

On retrouve dans cette liste les principaux thèmes des arts de tous les lieux et de tous les temps. A partir de cela la nature du beau semble bien résider dans l'exécution mise au service de l'inspiration. C'est ce que pensait Paul Valéry en parlant de "la main de l'artiste égale et rivale de sa pensée" "l'une n'est rien sans l'autre" ajoutait-il. Par delà les différences de style et d'expression, le chef d'œuvre a toujours un éclat exceptionnel, une "gloire". L'artiste va façonner une œuvre avec son habileté, en pensant dans sa langue, parfois différente de celle de son temps, mais qui doit avoir un caractère universel sous peine de faire perdre tout intérêt au résultat. On peut en dire autant de l'exécutant, lui aussi artiste, souvent indispensable. Dans une œuvre accomplie, tout est important, chaque élément est rigoureusement à sa place. Le déplacement du plus petit détail détruit l'équilibre de tout l'ensemble. L'organisation de la matière de l'œuvre, ce que les philosophes appellent la forme, brille de tous ses feux. Et cela quelle que soit l'inspiration : la charogne de Baudelaire est un bien beau poème !

C'est la gloire de l'expression parfaite d'une inspiration, c'est-à-dire de l'organisation de la matière qui fait la beauté… C'est très exactement -" la gloire de la forme". Il reste à se montrer vigilant pour ne pas se laisser bouler dans la cave et pour prendre l'ascenseur qui nous emportera au plus haut.

Jean-Bernard Leroy