De la loi Le Chapelier au néo-corporatisme: les origines proches et lointaines de la Fédération patronale vaudoise

Jean-Philippe Chenaux

La Fédération Patronale Vaudoise (FPV) est issue le 1er janvier 1996 de la fusion par combinaison de l'Union vaudoise des associations commerciales, industrielles et de métiers (UVACIM), section vaudoise de l'Union suisse des arts et métiers (USAM), et des Groupements patronaux vaudois (GPV), lesquels n'ont adhéré à aucune organisation faîtière suisse, mais qui possèdent un bureau à Berne.

Complémentaires sur le plan de leurs activités, les deux organisations ont des origines et un profil très différents. La naissance de l'UVACIM remonte à 1898 même si le sigle proprement dit n'apparaît pour la première fois qu'en 1948. Quant aux GPV, s'ils ne voient le jour qu'en 1940, leur naissance est précédée d'une longue gestation sur fond de crise des années 30 et d'une préhistoire sans relation directe avec le canton de Vaud puisqu'elle remonte à l'adoption de la loi Le Chapelier, sous la Révolution française.

Les GPV ont placé dès le départ l'organisation professionnelle au centre de leurs préoccupations. Contrairement à l'UVACIM, qui s'interdit «toute discussion politique ou religieuse», les GPV disposent d'un solide corps de doctrine, alimenté à la fois par l'enseignement social de l'Eglise, les travaux du sociologue français La Tour du Pin, les réalisations de l'abbé Savoy et l'apport de personnalités de ce canton, membres de l'association des Amis de la Corporation et de la Ligue vaudoise. Le mot est lâché, c'est la doctrine corporatiste qui, en 1940 et depuis de nombreuses années déjà, inspire les pères fondateurs des Groupements patronaux vaudois.

Cette doctrine postule une représentation organique des intérêts privés afin de les ordonner au bien commun. Concrètement, l'association corporative devait être l'union &endash; libre, volontaire et spontanée &endash; des patrons, employés et ouvriers d'une même profession, reconnue par l'Etat dans l'accomplissement de ses tâches propres: réglementation du métier, justice professionnelle, constitution de patrimoine à des fins sociales, représentation des droits et intérêts de la profession envers le pouvoir politique. Les circonstances feront que cette forme d'association restera à l'état embryonnaire. Mais après l'instauration de la Paix du travail (1937), l'institutionnalisation de la consultation en vue de préserver cette paix (1941 et 1947) et la généralisation des institutions sociales paritaires, bien des objectifs que s'était assigné le mouvement corporatif ont été atteints.

Les dirigeants des GPV, sans jamais renier leurs origines corporatistes, s'en tiendront désormais à quelques principes d'action, qui s'affineront au fil des expériences faites sur le terrain, des contacts développés avec le monde économique, les syndicats, les partis et les autorités politiques, au sein d'une Equipe interprofessionnelle paritaire et de nombreuses Equipes patronales quadrillant le canton. Ces principes ont été exposés dans des Jalons(1) établis pour la première fois en 1958 par Paul Rossel (1922-1984), figure marquante du mouvement patronal vaudois, puis dans des contributions comme l'Eloge de l'ordre professionnel publié il y a dix ans par Jean-François Cavin(2). Le présent ouvrage s'inscrit dans le droit fil de ces réflexions, en les actualisant et en les développant.

[…]

Dans la décade qui précède leur création, 1931 est une année charnière. C'est à partir de cette année-là que l'économie européenne subit le contrecoup du krach de 1929 aux Etats-Unis. En Suisse, les autorités fédérales mettent en place une politique d'intervention croissante de l'Etat dans le secteur privé. Le contingentement des importations ne réussit pas à endiguer le chômage. La Confédération comptera quelque 93'000 demandeurs d'emploi à plein temps en 1936 et encore 71'000 en 1937, avec un maximum de 124'000 à fin janvier 1936. Une douzaine d'années après la grève générale de 1918, on voit renaître la crainte d'une radicalisation du mouvement ouvrier et d'une exacerbation de la lutte des classes chère au marxisme. On se met alors en quête d'un nouvel ordre économique et social qui réconcilierait travail et capital, supprimant à la fois les redoutables abus du libéralisme et la funeste lutte des classes marxiste.

Cet ordre économique et social nouveau, on pense le trouver dans les «libres sociétés d'ordre et de droit public» que recommande de créer l'encyclique Quadragesimo anno, ainsi nommée parce qu'elle marque, en 1931, le quarantième anniversaire de Rerum novarum, la grande encyclique de Léon XIII sur la condition des ouvriers. A des classes sociales en lutte, Pie XI propose de substituer «des organes bien constitués, des "ordres" ou des "professions" qui groupent les hommes non pas d'après la position qu'ils occupent sur le marché du travail, mais d'après les différentes branches de l'activité sociale auxquelles ils se rattachent». Il recommande aussi de «ne pas retirer aux groupements d'ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d'un rang plus élevé, les fonctions qu'ils sont en mesure de remplir eux-mêmes».

Un projet de révision totale de la Constitution fédérale et des projets de législations corporatistes cantonales reflètent la volonté ambiante de «réorganiser» l'économie. Pour comprendre d'où vient et en quoi consiste ce mouvement pour l'instauration d'un ordre corporatif moderne, dont les GPV sont issus, il faut remonter aux corporations d'Ancien Régime et à leur suppression par la Révolution française.

Préhistoire des GPV: la fin des corporations d'Ancien Régime

Fondées sur la confiance mutuelle, sur une discipline et une solidarité volontaires, les corporations du moyen âge sont apparues en France au XIIe siècle. Le Livre des métiers (3) d'Etienne Boileau, paru en 1268, en consacre les traits principaux, de l'organisation intérieure des métiers au guet ou garde de nuit en passant par les infractions et les amendes. La préoccupation dominante est d'assurer la loyauté de la fabrication et la qualité des produits vendus.

Ces jurandes et maîtrises (le terme de corporation, venu d'Angleterre, est apparu en France beaucoup plus tard) commencent à décliner au XVe siècle, lorsque le pouvoir royal cherche à empiéter sur leur autonomie et à les transformer en une institution d'Etat. Les charges fiscales qui pèsent sur elles deviennent alors toujours plus lourdes.

Au XVIIIe siècle, la corporation est attaquée de toutes parts. L'apprentissage qu'elle impose est jugé trop long, les frais de maîtrise trop élevés. Les physiocrates reprochent à l'institution d'empêcher les innovations et d'engendrer une stagnation technique aux dépens des artisans les plus habiles et des consommateurs, bref d'entraver la liberté des individus et du commerce. Dans sa monumentale étude sur la fin des corporations , l'historien américain Steven Kaplan (4) parle néanmoins de «légende noire» à propos des statuts des corporations jugés abusivement favorables aux fils de maîtres.

Selon Charles Maurras, «la corporation avait décliné non parce qu'elle encadrait trop, mais parce qu'elle encadrait mal»(5) . Un auteur néo-corporatiste avance deux autres explications: d'une part, «le recul de la foi chrétienne, qui avait été le ciment de la société médiévale et qui avait soumis les corporations au service de l'intérêt général, imposant le respect de la notion de juste valeur et de juste prix, répandue par la théologie médiévale, ce qui assurait une certaine conformité entre l'activité corporative et les exigences du bien commun»; d'autre part, «le renoncement à la séparation traditionnelle entre l'économie et le politique, conséquence de la législation colbertienne aggravée par la théorie du despotisme éclairé». Ainsi, «la philosophie du XVIIIe siècle a sapé l'édifice avant de le condamner» (6).

En Angleterre, la précocité de la révolution industrielle a fait disparaître spontanément les corporations au cours du XVIIIe siècle. Il en va de même aux Pays-Bas, où l'installation de fabriques et de manufactures a signé leur arrêt de mort. En Allemagne, où elles sont apparues dès le XIIe siècle, elles ont amorcé leur déclin au XVIe siècle, un peu plus tardivement qu'en France. Elles subsistent jusqu'au XVIIIe s., de même qu'en Autriche-Hongrie et en Italie (Gênes, 1760; Venise, 1770). Dans les Etats pontificaux, elles seront abolies par Pie VII (Motu Proprio de 1807), mais rétablies par Pie IX (Motu Proprio du 14 mai 1852). La Russie les supprimera en 1917.

Turgot, qui a déjà décrété la libre circulation des grains, reproche aux corporations «la recherche de leurs intérêts au détriment de la société générale». Par son édit de 1776, il décide leur suppression et, à la grande satisfaction des physiocrates, proclame la liberté du commerce et de l'industrie, sauf pour les «métiers de danger»: pharmacie, orfèvrerie, imprimerie . (7)

La chute de Turgot empêche l'application de l'édit, fortement combattu par le Parlement. Partiellement rétablies par Maurepas, d'abord à Paris, puis dans le reste de la France (1777-1779), les corporations sont purement et simplement supprimées par le décret d'Allarde qu'adopte l'Assemblée constituante, le 17 mars 1791.

Exit la corporation, une forme de travail et de vie en commun vieille de sept siècles! On coupe le dernier lien unissant maîtres et ouvriers, sans chercher à en établir de nouveaux. L'un des seuls révolutionnaires à s'en inquiéter est Marat, qui était &endash; rappelons-le &endash; de Boudry (Neuchâtel). Défenseur attardé du «produit loyal», Marat craint que «toute profession, tout trafic dégénère en friponnerie». L'artisan, estime-t-il, doit être astreint à faire preuve de capacité. Qualifiant le décret d'«insensé», il reproche à la Constituante de ne pas s'être bornée «uniquement à corriger les abus […] au lieu de tout bouleverser». Une

«loi terrible qui brise toute coalition» (Jaurès)

Trois mois après le décret d'Allarde, en juin 1791, c'est le décret relatif aux assemblées d'ouvriers et artisans de même état et profession &endash; communément appelé loi Le Chapelier &endash; qui interdit toute association professionnelle ou coalition de travailleurs ou de patrons (cf. encadré).

LA LOI LE CHAPELIER

Décret relatif aux assemblées d'ouvriers et artisans du même état et professions des 14-17 juin 1791

1. L'anéantissement de toutes les espèces de corporations des citoyens de même état et profession étant une des bases fondamentales de la Constitution française, il est défendu de les rétablir de fait, sous quelque prétexte et quelque forme que ce soit.

2. Les citoyens d'un même état ou profession, les entrepreneurs, ceux qui ont boutique ouverte, les ouvriers et compagnons d'un art quelconque ne pourront, lorsqu'ils se trouveront ensemble, se nommer ni présidents, ni secrétaires, ni syndics, tenir des registres, prendre des arrêtés ou délibérations, former des règlements sur leurs prétendus intérêts communs.

3. Il est interdit à tous corps administratifs ou municipaux de recevoir aucune adresse ou pétition sous la dénomination d'un état ou profession, d'y faire aucune réponse; et il leur est enjoint de déclarer nulles les délibérations qui pourraient être prises de cette manière, et de veiller soigneusement à ce qu'il ne leur soit donné aucune suite ni exécution.

4. Si, contre les principes de la Liberté et de la Constitution, des citoyens attachés aux mêmes professions, arts et métiers, prenaient des délibérations, [ou] faisaient entre eux des conventions tendant à refuser de concert ou à n'accorder qu'à un prix déterminé le secours de leur industrie ou de leurs travaux, lesdites délibérations et conventions, accompagnées ou non du serment, seront déclarées inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté et à la Déclaration des Droits de l'Homme, et de nul effet; les corps administratifs et municipaux seront tenus de les déclarer telles. Les auteurs, chefs et instigateurs qui les auront provoquées, rédigées ou présidées, seront cités devant le tribunal de police, à la requête du procureur de la commune, condamnés chacun en cinq cents livres d'amende, et suspendus pendant un an de l'exercice de tous les droits de citoyen actif, et de l'entrée dans les assemblées primaires.

[…]

Collection complète des lois, décrets, ordonnances, règlements et avis du Conseil d'Etat, Paris, 1824.

Au cours des années suivantes, on renforce encore l'arsenal législatif anti-coalition: mesures de police du 16 Fructidor de l'an IV (2 septembre 1796) contre les ouvriers en papeterie, loi du 22 Germinal an XI (12 avril 1803) augmentant les peines contre les coalitions, nouvelle augmentation des peines prévues par les articles 414 à 416 du Code pénal (1810).

Les effets de la loi Le Chapelier en France sont relativement limités pour les patrons, qui peuvent toujours, en raison de leur petit nombre, s'entendre discrètement; en revanche, la classe ouvrière se retrouve désarmée face au capitalisme naissant. Les salariés agricoles sont aussi touchés en raison de l'extension du champ d'application de la loi aux campagnes.

Jaurès parle d'une «loi terrible qui brise toute coalition»(8). . Marx la qualifie de «coup d'Etat bourgeois»(9) . En fait, la conception sociale de Le Chapelier est essentiellement rousseauiste: entre les individus et l'Etat, pas de groupements intermédiaires susceptibles de «diviser la Nation»!

Sur le plan économique, le vide créé par l'abolition des corps de métiers et l'interdiction de toute association ou coalition a de fâcheux effets: aucune école professionnelle ne vient prendre le relais de l'apprentissage corporatif et de nombreuses professions sont complètement désorganisées.

Sur le plan social, la Révolution fait reculer la législation française de près d'un siècle (10) . Il faut attendre 1864 pour voir aboli le délit de coalition par la modification des articles 414 à 416 du Code pénal. Le rapporteur de la loi relève qu'une coalition n'agit pas toujours par la force ou la tromperie: «Si elle arrive à son but sans ces moyens-là, elle n'apporte pas une plus grande restriction à la liberté de chacun que tout autre contrat».

Alors que le droit de se syndiquer est inscrit dans la loi en Angleterre depuis 1825, ce n'est qu'en 1884, en France, que la loi Waldeck-Rousseau autorise la constitution de syndicats et les dote de la personnalité morale. Elle abroge enfin la loi Le Chapelier, mais non le décret d'Allarde. Car si elle permet à l'expérience syndicale de se déployer, elle n'accorde pas cette possibilité à l'expérience corporative.

Le livret ouvrier, créé sous le Consulat, indique les dates des embauches successives et des avances pécuniaires des patrons; il ne disparaît qu'en 1890.

Il faut attendre 1901 pour que soit reconnue la liberté d'association avec la disparition du régime instauré par le Code pénal de 1810 qui soumettait la constitution de toute association de plus de vingt personnes à une autorisation &endash; toujours révocable &endash; du gouvernement. Encore faut-il observer que la loi sur les associations de 1901 porte interdiction de la constitution de tout groupement «contraire aux lois». Un auteur a donc pu soutenir que la corporation demeurait interdite, puisque condamnée par le décret d'Allarde qui n'a jamais été abrogé…

Les effets de la loi Le Chapelier en Suisse

La loi Le Chapelier déploie ses effets jusqu'à Genève, devenue ville française en 1798, et dans la République helvétique «une et indivisible».

L'année 1798 marque, à Genève, la destruction définitive des maîtrises (11) . A la chute de Napoléon, la Restauration genevoise ne songe pas à les reconstituer (12).

De son côté, la Constitution helvétique imposée par le Directoire décrète sur tout le territoire de la Confédération la liberté de commerce et d'industrie; elle abolit toutes les corporations de métiers et séquestre au profit de l'Etat leurs fortunes accumulées au cours de plusieurs siècles; elle interdit aux ouvriers et artisans de s'associer. La loi du 20 octobre 1798 abolit en effet les «ci-devant droits de maîtrise et jurandes» comme «directement opposés à la liberté du commerce et de l'industrie». Cette loi dispose à l'article premier que «l'exercice des arts, métiers et branches d'industrie doit être libre en Helvétie, et les droits de contrainte exercés jusqu'ici par les maîtrises contre cette liberté être entièrement abolis».

Dans son étude sur la révolution industrielle dans le canton de Vaud, Robert Jaccard note qu'«un bref article suffit pour abolir brusquement, sans mesures transitoires, une institution qui depuis près de cinq siècles formait la base même de l'organisation du travail dans la plupart des Etats de l'ancienne Confédération»(13) .

Cette mesure révolutionnaire n'a pas les mêmes effets en terre vaudoise que dans les aristocraties urbaines de Berne, Lucerne, Fribourg et Soleure, où les maîtrises jouaient depuis des siècles un rôle économique important. A fortiori, elle ne suscite pas une réaction aussi vive que dans les oligarchies corporatives de Zurich, Schaffhouse, Bâle et Saint-Gall, dont la constitution se fondait sur les corporations de métiers.

Vaud se trouve en effet dans une situation particulière: «Avant 1798, la plupart des métiers pouvaient y être exercés librement, à l'exception toutefois des établissements soumis au régime de la banalité (moulins, foules (14), fours à pain, boucheries, etc.) ou abergés (15) avec le temps moyennant redevance»(16) . Depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, les corps de maîtrise avaient disparu les uns après les autres. Il y avait bien quelques corporations horlogères instituées par Berne dans certains bailliages vaudois, mais elles avaient déjà toutes disparu en 1776, à l'exception de la Corporation des horlogers de Vevey, qui survécut jusqu'en mars 1798. En célébrant son 75e anniversaire, l'UVACIM rappellera que la tradition corporative est moins vivace en terre vaudoise qu'ailleurs: «Une comparaison, par exemple, avec Fribourg, révèle que rares sont les rues de nos villes portant des noms de métiers, à l'exception de Vevey» (17).

«Alors qu'à Fribourg, à l'instar des autres villes suisses alémaniques, elles sont nombreuses et bien organisées, nulle trace de corporations à Lausanne», relève pour sa part la médiéviste Danielle Anex-Cabanis :(18) «L'essentiel de la réglementation professionnelle appartient aux pouvoirs publics, l'évêque et ses officiers partageant avec les autorités municipales la compétence législative en la matière.» C'est dans le cadre d'une confrérie que les membres d'un même métier exercent leur solidarité. «Dans plus d'une ville, les confréries ont précédé, voire engendré les corporations, avec lesquelles elles cœxistent fréquemment par la suite.» A Lausanne, c'est le seul type de groupement fondé sur l'appartenance à une même profession (un acte de 1389 révèle l'existence d'une confrérie des bouchers). «Il n'y a donc pas de place à Lausanne pour la distinction […] entre les métiers réglés, les métiers jurés et les métiers libres», conclut Danielle Anex-Cabanis.

Il n'y avait ni maîtrise ni jurande dans le canton du Léman, confirme un document de 1798. D'où cette observation de Robert Jaccard: «Pareil état de choses suffit à expliquer pourquoi la très vive réaction que l'abolition des corporations de métiers suscita dans la plupart des cantons helvétiques sous l'Acte de Médiation, et surtout sous le Pacte de 1815, ne s'étendit pas au canton de Vaud, où cette mesure révolutionnaire passa inaperçue»(19) .

L'Acte de Médiation de 1803 prévoit que la garantie des droits individuels est de la compétence exclusive des cantons. La plupart de ces droits sont supprimés, principalement celui d'association. Les constitutions cantonales qui voient le jour de 1814 à 1820 ne mentionnent pas la liberté d'association, à l'exception de la constitution vaudoise du 12 mai 1815 et de celle de Schaffhouse, qui privent expressément les individus du droit d'association et de réunion.

Les abus dans l'usage de la main-d'œuvre, notamment dans les cantons de Zurich et Saint-Gall, et les progrès du machinisme, souvent rendu responsable de la misère et du chômage, déclenchent un important mouvement d'opinion. Après l'apparition du mouvement des Compagnons, première manifestation du courant associationniste en Suisse, et le développement de sociétés de lecture et de chant, des ouvriers de la Suisse orientale fondent en 1838 à Genève la Société du Grutli, qui forme alors l'aile gauche du parti radical. Par un arrêté du 18 septembre 1845, le Gouvernement vaudois prononce la dissolution de toutes les sociétés d'ouvriers allemands ou étrangers établies sur son territoire. Les sociétés affiliées à la Jeune Allemagne et d'autres diffusant des idées communistes ne sont pas en odeur de sainteté.

Il faut attendre 1848 pour que la liberté d'association soit consacrée par le droit public suisse et 1857 pour voir apparaître les premières associations professionnelles, en l'occurrence des syndicats mixtes de typographes et d'imprimeurs. La première fédération de syndicats en Suisse, l'Union suisse des typographes (1858), a un caractère nettement corporatif puisqu'elle réunit des patrons et des ouvriers. (20)

La fondation de la Ière Internationale, à Londres, en 1864, dope l'associationnisme, mais en éloignant les nouvelles formations du principe corporatif ou du syndicat mixte (21). La création à Olten, en 1873, d'une première Fédération ouvrière suisse, comprenant des sections du Grutli, des sociétés allemandes, des caisses de secours en cas de maladie et des syndicats, conduira à celle, en 1880, d'une organisation exclusivement syndicale, l'Union syndicale suisse (cf. chapitre IV).

Mgr von Ketteler, l'Union de Fribourg et Rerum novarum

On a peine à imaginer aujourd'hui les conditions de travail réservées au monde ouvrier à l'époque de la révolution industrielle. Dans son Tableau de l'état physique et moral des ouvriers paru à Paris en 1840, le docteur Louis Villermé signale que «dans les ateliers de tissage et dans les usines, la journée de travail est généralement de quatorze heures sur lesquelles on exige de douze heures à douze heures et demie de travail effectif» et que l'«on voit dans les fabriques des enfants de cinq à six ans». Il en a même vu «de quatre ans et demi». Les ouvriers ne bénéficient alors ni du repos dominical, ni des congés payés, ni des assurances et des avantages sociaux conquis de haute lutte au cours des décennies suivantes.

Dans la seconde partie du XIXe siècle, parallèlement au développement du syndicalisme, des économistes et des sociologues chrétiens recherchent un système susceptible d'améliorer la condition catastrophique des ouvriers et de réconcilier travail et capital. Ils n'envisagent pas de ressusciter les anciennes structures corporatives, mais de créer des corporations nouvelles, adaptées au monde moderne.

La première réflexion dans ce sens émane de Mgr Wilhelm Emmanuel von Ketteler (1811-1877), qui a notamment étudié au Collège des jésuites de Brigue avant de devenir évêque de Mayence et député au Reichstag. Le père du catholicisme social européen prône la réorganisation de la société sur une base corporative dans un premier ouvrage publié en 1864, La question ouvrière et le christianisme, au moment même où se constitue la Ière Internationale. Le baron-évêque von Ketteler lutte aussi pour l'élévation des salaires, la limitation des heures de travail, le respect des jours de repos, l'interdiction du travail des enfants et des mères dans les usines.

Von Ketteler aura pour disciples, en France, le comte Albert de Mun (1841-1914), qui bataille ferme au Parlement pour l'amélioration de la condition ouvrière, et le marquis René de La Tour du Pin (1834-1924), officier, parlementaire et théoricien du néo-corporatisme.

L'un et l'autre ont découvert l'œuvre de Mgr von Ketteler lors de leur captivité à Aix-la-Chapelle, à l'issue de la guerre franco-allemande. Albert de Mun avait pour livre de chevet l'étude du député alsacien Emile Keller sur L'encyclique du 8 décembre 1864 et les principes de 1789, ou l'Eglise, l'Etat et la liberté. La Tour du Pin s'était déjà familiarisé avec l'œuvre de Frédéric Le Play (1806-1882), qui avait alors la réputation d'être «le plus scientifique des penseurs en matière sociale». Cet auteur s'était livré à une analyse très critique des principes économiques et sociaux de la Révolution française, «les faux dogmes de 1789». Sa doctrine, fondée sur une méthode d'investigation sociale dite «enquête directe», tendait à restaurer le principe d'autorité-devoir, celui du groupement, celui de la hiérarchie sociale et professionnelle.

En 1871, à leur retour d'Allemagne, de Mun et La Tour du Pin constituent le Comité pour la fondation de cercles catholiques d'ouvriers dans Paris. Quatre ans plus tard, l'Œuvre des Cercles catholiques d'ouvriers comptera 150 cercles regroupant 18'000 membres, dont 15'000 ouvriers. Ses promoteurs la dotent d'un Conseil des études, puis d'une revue mensuelle, l'Association catholique. Ils prônent la reconquête du droit de réunion professionnelle aboli un siècle plus tôt et la restauration de la corporation; pour Albert de Mun, celle-ci «n'est ni un syndicat ni un tribunal d'arbitrage, mais un foyer d'activité chrétienne où l'intérêt professionnel est au-dessus de l'intérêt particulier, où l'antagonisme du maître et de l'ouvrier fait place au patronage chrétiennement exercé et librement accepté» . (22)

A l'opposé du patronage, Léon Harmel, auteur d'un Manuel de la corporation chrétienne (1877) et promoteur des «Corporations du Val-des-Bois», préconisera dès 1885 le Conseil professionnel, devenu en 1893 le Conseil d'usine, organisme de caractère corporatiste ayant pour but de «maintenir entre patrons et ouvriers une entente basée sur la confiance réciproque» (23).

Entre-temps, la loi Waldeck-Rousseau de 1884 a donné naissance aux syndicats séparés (d'un côté les salariés, de l'autre les patrons), alors que les catholiques sociaux, à défaut de corporations, sont favorables à des syndicats mixtes. Ces catholiques sociaux ont, en Autriche, pour chef de file le sociologue Carl von Vogelsang (1818-1890), fils spirituel de Ketteler, que La Tour du Pin rencontre lors d'un long séjour à Vienne en qualité d'attaché militaire.

La Tour du Pin et de Mun répondent à l'appel de Mgr Mermillod (1824-1892) lorsque, en 1884, l'évêque banni de Genève par le «Kulturkampf» constitue l'Union catholique d'études sociales et économiques de Fribourg, qui passera à la postérité sous le nom d'Union de Fribourg. Ce laboratoire d'idées réunit le gratin du Gotha européen (on parlera à ce propos de «Sozialaristokratismus»). Outre le prince de Liechtenstein, président d'honneur, et le baron de Vogelsang, on y relève notamment la présence du baron autrichien de Kuefstein, secrétaire aux études, du prince de Löwenstein et du comte de Blome, un mecklembourgeois passé au service de l'empereur d'Autriche. C'est La Tour du Pin qui joue le rôle de trait d'union entre les divers groupes nationaux. La délégation suisse comprend les Fribourgeois Georges Python (1856-1927) et Georges de Montenach (1862-1925), ce dernier en qualité d'auditeur, le Genevois d'origine piémontaise Théodore de La Rive (1855-1931), homme de lettres protestant converti au catholicisme, ainsi que Caspar Decurtins (1855-1916), conseiller national grison, et Ernst Feigenwinter (1853-1919), futur conseiller national bâlois.

L'Union de Fribourg veut contribuer à résoudre la «question ouvrière». Elle va élaborer des thèses souvent audacieuses pour l'époque dans des domaines aussi variés que le régime du travail, le «juste salaire», la protection des travailleurs, le régime de la propriété, le régime du crédit &endash; considéré comme l'essence même du capitalisme &endash;, le rôle des pouvoirs publics, qui doivent suppléer «au cas où les initiatives normales seraient impuissantes ou insuffisantes» (l'énoncé du principe de subsidiarité point à l'horizon), ou encore le régime corporatif comme mode d'organisation sociale.

Le 15 mai 1891, Léon XIII reprend une grande partie des thèses de l'Union de Fribourg dans l'encyclique Rerum novarum sur la condition des ouvriers. Déplorant la disparition des corporations, ce document du Magistère romain montre comment «les travailleurs se sont vus, avec le temps, livrés à la merci de maîtres inhumains et à la cupidité d'une concurrence effrénée».

«Une usure dévorante […] pratiquée par des hommes avides de gain, et d'une insatiable cupidité», est venue ajouter encore au mal. Pas question, pour «le Pape des ouvriers», de résoudre ce problème par la lutte des classes: celles-ci ont un «impérieux besoin l'une de l'autre, il ne peut y avoir de capital sans travail, ni de travail sans capital».

La détermination des salaires, la fixation de la durée de la journée de travail et le problème des soins de santé sur les lieux de travail incombent aux associations professionnelles, «corporations ou syndicats». Précision importante, «ce n'est qu'en cas de besoin qu'on peut en appeler à la protection et à l'appui de l'Etat». On voit dans le paragraphe 41 de Rerum novarum l'amorce du principe de subsidiarité qui sera énoncé en 1931 dans Quadragesimo anno: «Que l'Etat protège ces sociétés (corporations ou syndicats) fondées sur le droit; que toutefois il ne s'immisce point dans leur gouvernement intérieur et ne touche point aux ressorts intimes qui leur donnent la vie; car le mouvement vital procède essentiellement d'un principe intérieur et s'éteint très facilement sous l'action d'une cause externe.»

Lorsqu'il écrit que la première place revient aux «corporations ouvrières», Léon XIII entend par corporations soit des syndicats composés des seuls ouvriers, soit des syndicats mixtes, réunissant à la fois des ouvriers et des patrons. Syndicats mixtes ou syndicats parallèles, le Magistère romain ne se prononce pas. Il semble avoir voulu laisser la question ouverte pour tenir compte des expériences propres au mouvement ouvrier américain.

Le syndicat, tel que le comprend Rerum novarum, est une association privée et libre; c'est la mise en œuvre de la formule «le syndicat libre dans la profession organisée» lancée en France par Albert de Mun.

Dans le sillage de Rerum novarum

L'encyclique Rerum novarum est à l'origine de nombreuses réalisations sociales dans le monde. Elle a aussi inspiré les fondateurs de l'Organisation internationale du travail. Le socialiste français Albert Thomas, premier directeur du Bureau international du travail, a souvent évoqué «la fécondité du grand mouvement issu de Rerum novarum» (24).

L'Union de Fribourg a elle-même contribué à former une élite catholique éprise de justice sociale. Son esprit s'est perpétué au travers de deux tentatives de relance, les Semaines sociales &endash; mi-retraites, mi-universités saisonnières &endash; organisées en Suisse dès 1910, et l'Union catholique d'études internationales, un groupe créé au sein de la Société des Nations sur l'initiative de Montenach et bientôt animé par son cousin germain Gonzague de Reynold. Le mouvement chrétien-social issu du catholicisme social à la veille de la Première Guerre mondiale constitue un autre foyer de diffusion de la doctrine sociale de l'Eglise et de l'idée corporative, avec un tronc commun formé par l'Association populaire catholique suisse (APCS) et ses branches politiques (le Parti conservateur) et syndicales (les syndicats chrétiens). C'est le prêtre fribourgeois André Savoy qui se verra confier par son évêque la tâche d'animer un mouvement chrétien-social romand autonome par rapport à celui de Saint-Gall. Ce disciple de Montenach est aussi un fin connaisseur de l'œuvre de La Tour du Pin, qu'il convient ici de présenter brièvement.

L'«ordre social chrétien» de La Tour du Pin

Comme le titre de son ouvrage principal l'indique, Vers un ordre social chrétien &endash; Jalons de route, 1882-1907, l'auteur le plus fécond de l'Union de Fribourg a théorisé la corporation pendant un quart de siècle. Le recueil d'études et d'articles qu'il publie à Paris en 1907 va jouer un rôle considérable dans la diffusion de l'idée corporative en Suisse romande. Deux séries d'Aphorismes de politique sociale, publiées en 1909, complètent cet exposé doctrinal. En pleine Grande Guerre, le théoricien du néo-corporatisme et maire d'Arancy-en-Laonnois est déporté par les Allemands à Karlsruhe, puis libéré vers la Suisse. Il se réfugie alors à Lausanne, où il meurt en 1924 . (25)

Pour La Tour du Pin, le corps intermédiaire ne tire son existence d'aucun principe théorique. Si, à l'inverse de la famille, il n'est pas un corps d'origine naturelle, il est naturel dans ses fins, ou si l'on préfère de nécessité naturelle. «L'homme n'est pas membre d'une société &endash; politique, civile, aux instances lointaines &endash;, mais membre organique de plusieurs sociétés qui le nourrissent différemment. Tout jeune, il appartient déjà à des cercles enchevêtrés.»(26) La société politique devient une organisation de familles, de groupes professionnels, de villages et d'associations de toutes sortes: «Celui qui possède une essence d'homme n'accède à une existence d'homme qu'à l'intérieur de ces structures.» (27)

Trois siècles plus tôt, le théologien calviniste Johannes Althusius (v.1557&endash;v.1638) n'avait pas dit autre chose. Dans son ouvrage Politica methodice digesta (1603), il avait développé une doctrine corporatiste de la solidarité organique fondée sur le concept de communauté symbiotique, union organique dont les membres sont des symbiotes ou convives. La communion des convives s'exprime par la communication &endash; ou mise en commun &endash; des biens, des fonctions et du droit. Chacune des communautés symbiotiques est capable d'œuvrer efficacement à ses fins, mais aucune d'elles &endash; à part l'Etat &endash; n'est autosuffisante. Chacune a besoin de l'aide d'une communauté plus vaste. (28).

La Tour du Pin, lui, prône un ordre social chrétien reposant sur une organisation professionnelle dont la direction doit être assumée par des conseils corporatifs mixtes formés des syndicats ouvriers et patronaux, auxquels l'Etat conférerait un caractère public.

Dans le système qu'il préconise, des ateliers s'associent en corporation, dans une circonscription déterminée, selon la profession. La corporation repose sur un contrat d'association, portant sur l'adoption de règles communes pour l'exercice de la profession. Elle est gouvernée par un conseil corporatif composé en nombre égal d'ouvriers, délégués d'atelier, et de patrons. Le conseil corporatif fait pour les ateliers ce que le conseil communal fait pour les foyers; il crée et entretient toutes les institutions d'intérêt commun, qu'elles soient de prévoyance, d'assistance ou de crédit; il a juridiction sur les ateliers incorporés; il fait ainsi de la corporation une entité morale apte à posséder, à ester en justice et à se faire représenter au degré supérieur de l'organisation sociale, au sein du corps d'état ou de métier. En retour, la corporation doit garantir au sociétaire la propriété du métier; elle conservera cette propriété à ses enfants par l'apprentissage, par les bourses scolaires, puis par les brevets qu'elle en délivrera. Le corps d'état comprend tous les individus, tous les ateliers, toutes les corporations exerçant la même profession en une même circonscription. Il doit être doté d'une représentation des droits et des intérêts de la profession, qui sera formée par les éléments organisés qui existent dans le corps professionnel, soit les conseils corporatifs. C'est à ces conseils qu'il revient de fournir à la chambre syndicale de la profession un nombre de délégués proportionnel à son importance relative, à moins &endash; précise La Tour du Pin &endash; qu'une seule corporation s'étant formée dans le corps professionnel, le conseil de celle-ci se confonde avec la chambre syndicale (29)

Autrement dit, La Tour du Pin érige la corporation en «Etat dans l'Etat», sur le modèle de la commune, en lui conférant les trois pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire. Son autonomie est garantie par un contrat passé avec l'Etat central: «Le pouvoir public ne lui dicte pas ses règles, mais il les homologue pour les maintenir dans la sphère d'une utilité propre qui ne soit pas au détriment de l'utilité publique, en même temps qu'il en protège l'application contre des difficultés matérielles ou des oppressions du dehors» (30). Une charte intérieure règle le travail et la production au gré des intéressés. Lorsque les corporations ont atteint leur maturité, «le pouvoir public ne se fait plus sentir que par la promulgation de lois qui coordonnent ces nouvelles forces autonomes avec l'ensemble des institutions sociales et politiques»(31) . Les lois professionnelles sont votées par l'ensemble des travailleurs du corps d'Etat et doivent être entérinées par le pouvoir central, ce qui permettra de dire que «l'Etat gouverne, tandis que la société administre».

Soucieux de remplacer l'individualisme par un régime de copropriété corporative des instruments de production et d'échange, La Tour du Pin recommande la création d'un patrimoine corporatif constitué par prélèvement sur la production, lequel sera calculé selon un pourcentage du prix de revient. Ce patrimoine servira de ressources à tous les membres du groupe, alimentant de multiples caisses de prévoyance (maladie, chômage, retraite, veuvage, etc.). Les avantages du régime corporatif, estime l'auteur des Jalons de route, sont «l'arrêt de la décadence économique par la loyauté de la concurrence et la prospérité du métier, l'arrêt de la décadence morale par la conservation des foyers et le retour à la vie de famille; l'arrêt de la décadence politique par le rétablissement pour chacun de la possession d'état» . (32)

La Tour du Pin aura de nombreux disciples tant en France que dans les autres pays de l'Europe latine. Charles Maurras le présentera comme son «maître direct», dans L'Enquête sur la monarchie, ce qui n'empêchera pas le doctrinaire du nationalisme intégral de proclamer bientôt le célèbre «politique d'abord» et de laisser à d'autres le soin de théoriser la corporation au sein de l'Action française. C'est ce que feront notamment Georges Valois, qui fondera l'Union des Corporations françaises avant de rompre bruyamment avec l'Action française, et Firmin Bacconnier. Avec d'autres, ils influenceront à leur tour le personnel de Vichy, où sera promulguée une éphémère Charte du travail. En 1942, le Congrès de l'Union romande des organisations chrétiennes-sociales et corporatives se réclamera encore de La Tour du Pin, «chef de l'Union de Fribourg», en exigeant dans sa résolution que les moyens de production reviennent aux producteurs . (33)

La doctrine de La Tour du Pin soulève une première question: la loi Le Chapelier étant abolie et la société pouvant se constituer en corps autonomes, faut-il faire de ce processus un principe obligatoire ou le laisser à l'initiative des individus? Dans la première hypothèse, on opte pour une organisation des corps intermédiaires par l'Etat lui-même. Dans la seconde hypothèse, l'Etat risque bien aussi d'intervenir si les personnes ne prennent pas leurs responsabilités.

Une autre difficulté surgit. La politologue Chantal Millon-Delsol relève que «l'attribution de pouvoirs publics à des groupes privés requiert un présupposé de moralité peu propre à la réalité sociale: les groupes en question devront utiliser leurs pouvoirs strictement en vue du bien commun. L'attribution des mêmes pouvoirs à la seule instance publique ne requiert pas ce présupposé utopique, si l'Etat n'est pas chargé au surplus de tâches à finalités particulières. Le juge augmente ses chances de demeurer équitable s'il n'est pas, en même temps, partie. Or les corporations finissent inévitablement par confondre les deux aspects, public et privé, de leurs fonctions, et bientôt asservissent leurs tâches réglementaires à leurs intérêts propres.» Pour elle, «il est naturel que le monopole du bien commun, dans un secteur, quand il est confié à un corps privé, se transforme en un monopole d'intérêt privé, déguisé sous l'alibi du bien commun. C'est ce que La Tour du Pin avait refusé de considérer, parce qu'il était persuadé que l'ordre moral ainsi réalisé moraliserait toute la société.»(34)

Corporatisme d'Etat: des «hiérarchies plaquées sur le désordre»

Avec les lois sur l'organisation du travail et la Charte du travail de Mussolini, l'idée corporatiste en arrivera à un point extrême de systématisation. Elle n'aura plus rien à voir avec la défense de corps intermédiaires autonomes. L'intervention étatique deviendra nécessaire partout.

L'intervention étatique sera aussi relativement marquée dans l'«Etat nouveau» institué par Salazar au Portugal, où les décrets-lois de 1933 confieront à l'Etat seul la création des organismes patronaux. Un nouveau décret-loi, en 1934, rendra une plus large place à l'économie privée, le gouvernement se donnant néanmoins le droit de créer des corporations obligatoires. Ce n'est qu'en 1957, huit ans après la création d'un ministère des corporations, qu'une loi instituera les premières d'entre elles. L'expérience corporative portugaise prendra fin sans bruit avec la démission d'Oliveira Salazar en 1968.

Selon la formule bien antérieure de René Leyvraz (35) , il est illusoire de vouloir sortir du désordre «en plaquant des hiérarchies dessus».

La deuxième partie de ce texte sera consacrée à la naissance du corporatisme en Suisse romande

 

(1) Paul Rossel, Jalons pour la direction des entreprises et l'animation des organisations professionnelles, Equipes Patronales Vaudoises, Lausanne, octobre 1972 (1re version, 1958).

(2) Jean-François Cavin, «Eloge de l'ordre professionnel», tiré à part de la Revue économique et sociale, Lausanne, décembre 1994, pp. 201-210.

(3) René de Lespinasse et François Bonnardot (éd.), Les métiers et corporations de la ville de Paris: XIIIe siècle. Le Livre des métiers d'Etienne Boileau, Paris, Imprimerie nationale, 1879.

(4) Steven L. Kaplan, La fin des corporations, Paris, Fayard, 2001. On peut aussi consulter: Etienne Martin Saint-Léon, Histoire des corporations de métiers, Genève, Slatkine, 1976 (réimpression de la troisième éd. revue et augmentée, Paris, 1922); Emile Coornaert, Les corporations en France avant 1789, Paris, Gallimard, 1941; rééd. Les Ed. ouvrières, 1968.

(5) Charles Maurras, Mes idées politiques, Paris, Fayard, 1937, p. 242.

(6) Maurice Bouvier-Ajam, La doctrine corporatiste, Paris, Sirey/I.E.C.S., 1943.

(7) Art. 1 de l'édit de Turgot: «Il sera libre à toutes personnes, de quelque qualité et condition qu'elles soient, même à tous étrangers, d'exercer dans tout notre royaume telle espèce de commerce et telle profession d'arts et métiers que bon leur semble, même d'en réunir plusieurs; à l'effet de quoi nous avons éteint et supprimé tous les corps et communautés de marchands et artisans ainsi que les maîtrises et jurandes, abrogeons tous privilèges, statuts et règlements donnés aux dits corps et communautés.»

(8) Jean Jaurès, Histoire socialiste de la Révolution française, éd. revue et annotée par Albert Soboul, Paris, Editions sociales, 1986.

(9) Karl Marx, Œuvres, Economie, I, Paris, Gallimard, 1965 (Le Capital, huitième section, ch. XVIII).

(10) Jean-Philippe Chenaux, Bicentenaire de la Révolution de 1789. Economie et monde du travail: le grand bond en arrière, Lausanne, Centre Patronal, coll. Etudes & Enquêtes, No 4, mars 1989.

(11) Le Règlement général de la commune de Genève en état de siège de 1799 appliquera formellement la loi Le Chapelier.

(12) Antony Babel, «Les métiers dans l'ancienne Genève &endash; Histoire corporative de l'horlogerie, de l'orfèvrerie et des industries annexes», Mémoires et documents publiés par la Société d'histoire et d'archéologie de Genève, T. XXXIII, 2e série, tome treizième, Genève, A. Jullien / Georg, 1916.

(13) Robert Jaccard, La révolution industrielle dans le canton de Vaud, étude d'histoire économique publiée sous les auspices de l'Association des industries vaudoises, Lausanne, Imprimeries Réunies, 1959.

(14) Atelier où l'on foule les draps ou le feutre (Littré: «préparation qu'on leur donne en les foulant par le moyen d'un moulin, afin de les rendre plus serrés et plus forts»).

(15) L'abergement était une sorte de location vente avec réserve en faveur du seigneur, alors que la banalisation prévoyait l'usage exclusif (cf. Encyclopédie illustrée du Pays de Vaud, t. III, Les artisans de la prospérité, Lausanne, Ed. 24 Heures, 1971, p. 13).

(16) Robert Jaccard, op. cit., p. 26.

(17) Le Courrier, UVACIM, mai 1973.(18) Danielle Anex-Cabanis, La vie économique à Lausanne au moyen âge, Lausanne, Bibliothèque historique vaudoise, No 62, 1978.

(19) Robert Jaccard, op. cit., p. 27.

(20) Dérivé de corporation (du latin médiéval corporari, se constituer en corps), le terme corporatif a été employé pour la première fois, semble-t-il, par Charles Fourier, vers 1837.

(21) Jean Malherbe, Le corporatisme d'association en Suisse. Essai de synthèse, thèse de licence et de doctorat, Faculté de droit de l'Université de Lausanne, 1940.

(22) Albert de Mun, discours de Chartres, 8 septembre 1878, cité par Alphonse Brégou, in: La doctrine sociale de l'Eglise, Villeurbanne, Ed. Saint Robert de Molesmes, 2003, p. 19.

(23) Alphonse Brégou, op. cit., p. 18.

(24) Jean-Philippe Chenaux, Le retour de la doctrine sociale de l'Eglise, Lausanne, Centre Patronal, coll. Etudes & Enquêtes, No 12, décembre 1991.

(25) Fils d'un propriétaire terrien qui descendait de la maison souveraine du Dauphiné, Charles Humbert René comte de La Tour-du-Pin Chambly, marquis de La Charce, a résidé pendant plusieurs années en terre vaudoise. Selon la notice nécrologique de la Gazette de Lausanne et des renseignements complémentaires que nous devons à l'obligeance de M. Marcel Ruegg, archiviste de la Ville, le théoricien du néo-corporatisme dépose ses papiers à Lausanne le 11 mai 1917. A partir du 16 mai, il réside à la pension Albion, à l'avenue de Florimont 8. Dès le 26 juin, il s'installe dans la villa Castanéa, au ch. de l'Eglantine 16, chez une personne avec laquelle il est arrivé à Lausanne, Elisabeth Bossan de Garagnol, rentière, fille d'un de ses fidèles amis, née en 1872. Il y reste jusqu'au 12 mai 1922, date à laquelle il repart en France. Le 20 septembre, il retrouve son adresse lausannoise et y reste jusqu'à son décès, survenu le 4 décembre 1924. Un marquis de La Tour du Pin-Gouvernet, qui habitait la maison Sainte-Luce, au Petit-Chêne, est mort à Lausanne dans la première moitié du XIXe siècle. Il était pair de France et fut inhumé dans l'Abbaye de Saint-Maurice. C'était un cousin de René de La Tour du Pin.

(26) Chantal Millon-Delsol, L'Etat subsidiaire, Paris, PUF, 1992, p. 154.

(27) Ibid., p. 155.

(28) Jean-Philippe Chenaux, «La doctrine corporatiste d'Althusius», in: La subsidiarité et ses avatars, Lausanne, Centre Patronal, coll. Etudes & Enquêtes, No 16, janvier 1993.

(29) René de La Tour du Pin, Aphorismes de politique sociale, Paris, Nouvelle librairie nationale, 1909, pp. 94-99.

(30) René de La Tour du Pin, Vers un ordre social chrétien &endash; Jalons de route, 1882-1907, Paris, Beauchesne, 1907, 2e éd., 1942, p. 24.

(31) Ibid., p. 25.

(32) René de La Tour du Pin, Vers un ordre social chrétien, op. cit., pp. 32-33.

(33) L'Action sociale, 28 novembre 1942.

(34) Chantal Millon-Delsol, op. cit., p. 167.

(35) Le Courrier, 31 octobre 1950.