CONFÉRENCE

POURQUOI L'HISTOIRE EN 1980?

Je pense que je ne vous surprendrai pas en vous disant que c'est un périlleux honneur que celui que vous m'avez confié en me demandant de prononcer, disons de faire une intervention à la fin d'une longue journée de travaux que j'ai eu grand plaisir à suivre depuis ce matin.

Comme je le disais, après avoir déjà tellement réfléchi et échangé d'idées, il est tout de même difficile d'absorber encore un long discours pour finir la journée. Par conséquent je vais peut-être modifier les quelques propos que j'avais préparés. Je vais tenir le thème, rassurez-vous, il n'y a rien de pire que les conférenciers qui vous annoncent un thème et qui viennent parler d'autre chose. Nous sommes ici entre amis, ce sera très informel.

Je vous remercie les uns et les autres d'être restés pour entendre cet exposé qui est une sorte de réflexion et ne prétend pas vous donner une recette sur la manière dont on aborde les problèmes de l'histoire ou pas, ce serait très outrecuidant, et d'un autre côté il ne s'agit pas non plus de terminer l'après-midi par une sorte de panégyrique systématique du grand homme de Fribourg dont nous venons d'entendre parler, Gonzague de Reynold. Il s'agit de réfléchir avec lui en le suivant à travers un certain nombre de ses écrits, et en se posant un certain nombre de questions.

Avant d'entrer dans le vif du sujet, puisque vous avez bien voulu poser cette question - j'aurais peut-être pu vous répondre après la conférence, mais cela mettra une note un peu plus gaie - vous avez demandé comment j'étais entré dans une telle intimité de votre grand-père, et bien vous allez être surpris. C'est si j'ose dire extra-conférence ce que je vous dis là, ça n'est pas encore la partie sérieuse et scientifique, mais je pense que ça peut présenter un intérêt non pas que je sois là pour vous raconter ma vie, ce n'est pas cela qui est intéressant, mais enfin comment le flambeau a-t-il pu passer, voilà ce qui peut peut-être revêtir un certain intérêt. C'est d'autant plus amusant à raconter que c'est assez cocasse à la limite.

En 1952, alors que j'étais conservateur adjoint au Musée d'Art et d'Histoire de Genève, on m'avait demandé de réaliser une exposition que j'avais intitulée "Les deux grands siècles de Versailles". Il s'agissait de montrer ce que c'était que le grand siècle de Louis XIV et le siècle des lumières, le siècle suivant, qui pour beaucoup n'est justement pas un grand siècle et qui pour d'autres est un grand siècle, mais cela dépend à quel point de vue on se place.

Et à l'occasion de cette exposition où Versailles en particulier nous avait prêté des pièces extraordinaires, le conservateur en chef du Château de Versailles était venu - c'était Monsieur Morichot-Beaupré et il avait fait une brillante conférence à la suite de laquelle, comme ça se pratique souvent à Genève, le Conseil d'État de la République et Canton et le Conseil Administratif de la ville de Genève avaient offert un grand déjeuner au parc de la Grange. Et au moment du dessert Monsieur Morichot-Beaupré s'était levé - c'était en janvier 52 - et il avait prononcé une très belle allocution, et il avait terminé cette allocution en disant "Quand on connaît, nous, en France, l'importance qu'ont eue vos régiments dans l'histoire de notre pays, je m'étonne, moi, Français, qu'il n'existe pas chez vous une société historique qui étudie ce phénomène très particulier des régiments suisses qui ont servi la monarchie française". Il ne pensait que monarchie, alors que nous savons que derrière la monarchie les régiments suisses ont également été au service de la république, du consulat, de l'empire puis de la restauration etc. . . . mais à cette époque-là on ne parlait évidemment, puisque c'était le conservateur de Versailles, que de la monarchie française. "Et, avait dit Monsieur Morichot-Beaupré, si un jour une telle association se constituait en Suisse, je serai prêt, moi, conservateur en chef du Château de Versailles, à lui ouvrir d'une manière permanente un ou deux salons du rez-de-chaussée du château pour y implanter un musée consacré à la gloire des régiments suisses ayant servi la France".

Et sur cette excellente idée, on a fait très exactement tout ce qu'il ne fallait pas faire. Premièrement, on a créé une association qu'on a appelée "Les Amis suisses de Versailles" Du coup tout le monde a cru que c'étaient des gens qui cherchaient des sous pour boucher les trous du toit. Donc c'était une mauvaise note, parce que beaucoup de gens disaient : "Nous avons assez de châteaux à réparer chez nous sans nous occuper des autres".

Deuxièmement beaucoup de gens que j'ai vus en Suisse m'ont dit : "Écoutez, Monsieur, votre idée est très intéressante et sympathique, mais nous n'avons pas tellement de souvenirs historiques en Suisse. Si vous êtes en train de constituer une société pour exporter nos souvenirs historiques fût-ce à destination de Versailles, ne comptez pas sur nous". C'était donc assez mal parti ...

Restait enfin la nécessité de trouver un président qui veuille bien donner une dimension si possible nationale à toute cette entreprise, et c'est alors que je m'en ouvrais à l'un de mes anciens professeurs de l'époque du collège Calvin qui était François Pache, et je lui dis un jour : ".Est-ce que vous avez une idée" ? Car vous savez comment ça se passe dans ce bon pays : ou bien on trouvera un Romand sérieux qui fera rigoler tous les Suisses allemands, ou on trouvera un Suisse allemand sérieux qui fera ricaner tous les Romands. . . Il fallait donc tâcher de trouver quelqu'un qui ne fasse ricaner ni d'un côté ni de l'autre, mais qui soit à peu près admis soit parce qu'il est respecté, soit parce qu'il est unilatéralement détesté partout, ce qui est un signe en général d'intelligence exceptionnelle et de supériorité de l'esprit.

C'est ainsi que François Pache m'a dit : "J'ai l'homme qu'il vous faut, c'est Gonzague de Reynold" ! Et bien je m'en vais vous étonner : quand il m'a dit cela, c'était en 52, je lui ai dit, et vous mesurerez là l'incroyable ignorance qu'était la mienne à cette époque - elle l'est encore sous d'autres formes, seulement ce que je sais aujourd'hui de plus qu'à cette époque, c'est que plus j'avance et moins j'en sais, tandis qu'à cette époque là j'imaginais encore savoir beaucoup de choses; depuis j'ai eu le temps de rectifier le tir - je lui ai dit : "Gonzague de Reynold, mais il vit toujours" ? Et c'était en 52, car dans mon esprit de collégien pas très attentif aux leçons, je rangeais Gonzague de Reynold dans la série des grands écrivains de la Suisse contemporaine de Gottfried Keller. Je le lui ai raconté, et il s'en était bien amusé, vous pouvez l'imaginer.

Et je n'oublierai jamais ce départ pour le Château de Cressier fin 52 dans la voiture de Monsieur François Pache, une voiture merveilleuse qui s'arrêtait tous les dix kilomètres tant elle était essoufflée, et c'était un jour où il tombait des hallebardes et où pour essayer de voir clair il fallait à la main de temps en temps faire marcher l'essuie-glace, donc c'est moi qui me penchais par l'extérieur.

Et je vois très bien cette arrivée à Cressier où il tombait littéralement tout ce que le ciel pouvait déverser d'eau, et tout à coup ce contact avec cet homme. Et alors là je crois qu'il n'est pas exagéré de dire que dès le premier contact j'ai été tout à fait subjugué. Entre-temps, inutile de le dire, je m'étais empressé de lire de plus près un certain nombre de choses, entre le moment où on avait parlé et le mois qui s'était: écoulé jusqu'au moment où nous avons été à Cressier.

Et alors là, Gonzague de Reynold dans le troisième tome de ses mémoires a bien voulu raconter la scène de cette arrivée du grand Bory que lui amène François Pache et il dit qu'il a donc été intéressé par le propos que je lui avais apporté en venant lui offrir le sceptre de président des Amis suisses de Versailles, et puis il dit qu'il a réfléchi pendant quelques semaines, je crois même qu'il parle de trois mois. Je dois faire une petite rectification : au bout de trois quarts d'heure de conversation, il avait accepté la présidence, et pas au bout de trois mois !

Mais il était très fascinant d'entendre cet homme qui, dès l'instant où je lui avais exposé mon propos, m'avait dit : "Voyez-vous, Bory, votre idée est tout à fait intéressante : enfin, dans ce pays quelqu'un qui ait le courage d'essayer de reprendre la suite de ce qu' a fait un Vallière dans son "Honneur et Fidélité", et d'autres choses de ce genre-là, ça me paraît très intéressant et très révélateur d'un certain état d'esprit". Ce que par courtoisie, il ne m'avait pas dit, c'est qu'il s'était dit qu'au fond c'était pas mal d'avoir un Monsieur Bory et pas un Monsieur de Quelque Chose d'un des cantons patriciens, car quand j'allais défendre le service étranger, ça n'était pas pour ma paroisse que je plaidais puisque quand j'ai bien gratté partout, tout ce que j'ai retrouvé comme ancêtres qui fussent au service étranger c'était un caporal au régiment d'Ernst Watteville, donc je n'avais pas d'ambition particulière personnelle à satisfaire en exhumant le dossier énorme du service étranger pour essayer de le remettre devant l'opinion publique, ce dossier qui a été tellement contesté pendant tellement de temps. Et je pense que bien qu'il ne m'en ait jamais dit un mot, Reynold avait eu cette intuition comme il en avait tant d'autres, car il avait ce côté génial de humer les individus ou les personnes ou les choses qui pouvaient avoir un intérêt, et de s'être dit : «il y a peut-être quelque chose à sortir de ce poulain-là». Et c'est ainsi qu'après cette première visite, et pour dix-huit ans jusqu'à sa mort, je l'ai revu dans une moyenne de deux jours par mois. Il s'est écoulé parfois trois mois sans que je le voie, ensuite il pouvait se passer quinze jours où nous étions en étroite coopération. Que ce soit à Cressier, que ce soit à Vinzel, que ce soit à la rue des Granges, c'est-à-dire chez ses différents enfants, les contacts que j'ai eus avec lui ont été de plus en plus étroits, de plus en plus étonnants, de plus en plus fascinants, et pour moi d'un enrichissement fou.

Or dès le départ, cet homme qui voyait instantanément les défauts des cuirasses de la partie adverse m'a dit : "Voyez-vous, Bory, votre histoire est très intéressante. Je crois qu'on peut faire quelque chose, mais attention : il ne faut pas que nous n'étudiions que l'aspect franco-suisse de la question, parce que si nous étudions l'histoire des alliances franco-suisses seulement, nous passerons à côté de la réalité qui est toute une grande épopée qui concerne l'ensemble des relations de la Suisse et de l'implantation de la Confédération dans le tissu du monde"

Vous dirais-je qu'au début, quand il me parlait de ça, je me disais : "Mon Dieu, il est bien compliqué, ce Monsieur, je me demande pourquoi il fait tellement d'histoire". Lorsqu'il me disait : "Si nous ne sommes que franco-suisses nous ne serons qu'une société francophile de plus, comme il y en a des centaines en Suisse", c'est lui qui avait raison, et c'est lui qui a remis sur une orbite résolument nationale notre recherche, et qui a abouti à cette énorme entreprise qui aujourd'hui s'appelle la Fondation pour l'histoire des Suisses à l'étranger, sous-entendu pour l'étude de l'histoire des Suisses à l'étranger, cette fondation qui va même beaucoup plus loin que la simple analyse de l'histoire des capitulations militaires et des alliances, puisque le 11 décembre 1969, il me disait : "Je suis content, Bory, du travail qu'on a fait. Je crois que maintenant les choses sont bien emmanchées. Moi, je ne serai bientôt plus là "- tout le monde se doutait depuis début 69 qu'il faiblissait, il se fatiguait, tout de même, il allait sur ses 90 ans - "je crois que cette fois l'affaire est engrangée, je compte sur vous quoi qu'il advienne pour poursuivre derrière moi, mais faites attention à une chose : il ne faut pas que le Musée que nous avons créé vous et moi, reste un simple musée de boutons de guêtres". Je me souviens de la formule, il était l'homme des formules. Il voulait dire par là : attention, il n'y a pas dans l'histoire des relations de la Suisse que l'aspect militaire, il faudra voir tout le reste.

Et c'est ce qui fait qu'à l'heure où je vous parle, ayant terminé au musée transféré depuis deux ans au château de Penthes l'évocation des régiments suisses à l'étranger, des capitulations militaires, des alliances militaires de la Suisse, nous avons ouvert une première salle civile, la salle Beat de Fischer qui raconte l'histoire de la création du grand empire des postes : nous avons ouvert il y a quelques semaines, le 18 octobre très exactement, une salle Boromini, dans laquelle sont évoqués les grands architectes, les grands ingénieurs qui ont joué un rôle si important entre le 12ème siècle et nos jours. Nous sommes en train de préparer, lorsqu'on aura assez de sous pour le matérialiser, une salle Jacques Necker qui sera consacrée à l'histoire des banquiers, une salle Jacques Enro qui sera consacrée à l'histoire des pionniers de l'industrie suisse et des grands capitaines de l'industrie suisse. Une salle Jean-Gabriel Hainard qui sera consacrée aux hommes qui ont joué un rôle politique ou diplomatique essentiel hors de la Suisse : le général Bouquet, fils du propriétaire de la Tête Noire à Rolle qui mourra dans la peau d'un gouverneur général de la Floride après avoir joué un rôle capital dans l'histoire des futurs Etats-Unis d'Amérique au 18ème siècle. Sir Frédéric Haldimand d'Yverdon, Gouverneur Général du Canada, Munsinger Pacha qui écrivait à son oncle Jakob Stampfli, Président de la Confédération, dans sa formule de salutation finale : "et je demeure, Monsieur le Président de la Confédération, votre très humble et très dévoué serviteur Munsinger Pacha Vice-Roi du Soudan". C'est quand même assez amusant. Nous avons des lettres de cet homme. Il y aura une salle Catherine de Grandson, consacrée à la présence des femmes suisses dans le monde qui ont joué un très grand rôle. Je ne suis pas intervenu tout à l'heure quand vous parliez du problème féminin ou pas féminin, et quand ça avait commencé, j'aurai eu quelques idées sur la question, mais votre débat était déjà assez long sans que j'y ajoute mon grain de sel. Il y aura une salle Bernoulli, consacrée aux grands écrivains, mathématiciens; on y retrouvera Léonard Euler dont on a parlé tout à l'heure, qui fut évoqué à la Banque Cantonale. Il y aura une salle Albert de Haller consacrée aux grands écrivains, philosophes, penseurs, savants, médecins, etc...

C'est dire que lorsque nous aurons terminé le Musée, il y aura au total vingt-trois salles qui évoqueront tous les différents aspects de l'histoire des relations d!une Confédération Helvétique depuis pratiquement l'an 1000 à l'an 2000, entreprise ambitieuse s'il en est, d'autant plus qu'elle ne sera si j'ose dire qu'une plate forme de lancement pour les étages supérieurs, car la Fondation a institué maintenant au château de Penthes, l'institut National de recherches historiques sur les relations de la Suisse avec l'extérieur. Dans cet Institut, outre le Musée qui est la partie visible de l'iceberg, nous venons de remettre au point maintenant la bibliothèque et les archives, au total soixante mille documents sont déjà réunis outre les livres, les articles, les documents photographiques, presse, coupures de presse etc... et tout ceci réparti en un certain nombre de chapitres : les relations de la Suisse avec les pays d'Afrique du Nord, avec les pays d'Afrique Noire pour prendre le cas du continent africain.

Autre exemple avec certains pays de l'Asie. Dans un certain nombre de cas les chapitres ne seront que continentaux, dans d'autres cas ils seront par pays. Pour prendre le cas de l'Europe, nous avons un dossier toit à fait passionnant Pologne-Suisse. Nous avons des dossiers à n'en plus finir : Franco-Suisse, bien sûr, nous avons Angleterre-Suisse, etc...

Nous venons de publier il y a quelques mois un volume dans la série que j'ai l'honneur de diriger, qui s'appelle La Suisse à la rencontre de l'Europe. Un deuxième tome est paru depuis quelques mois rédigé par l'ambassadeur Beat de Fischer, qui s'appelle Deux mille ans de présence suisse en Angleterre". C'est un énorme ouvrage qui ouvre des horizons gigantesques. Nous avons déjà publié dans notre revue une synthèse des relations de la Pologne et de la Suisse pendant près de mille ans, c'est-à-dire depuis que la Pologne existe. Nous avons fait la même chose pour le Danemark. Nous avons actuellement une exposition itinérante en cinq exemplaires qui court le continent Nord-Américain depuis 1976 et qui a déjà reçu quatorze millions de visiteurs à l'heure où je vous parle. Cette exposition s'intitule Swiss in American Life. Et cette exposition que nous avons faite à la demande et à la commande de la Confédération Suisse, c'est à dire de la Commission Fédérale de Coordination pour la présence Suisse à l'étranger, circule sans interruption aux Etats-Unis. Elle nous vaut un énorme courrier, des échanges extraordinaires et d'ici deux ans si tout se passe bien, la possibilité de réunir à Penthes dans nos salles de conférences que nous aménageons en ce moment, des colloques annuels où seront invités des groupes de pays pour venir débattre. Voilà où nous en sommes actuellement, et nous faisons tout ce que nous pouvons humainement. C'est très difficile parce que cela coûte très cher, vous le savez, mais ce qui est fantastique c'est de voir l'écho qui peu à peu s'est réveillé dans ce pays, et je vous remercie, cher Monsieur, de votre témoignage de tout à l'heure de votre petit colonel, je ne le connais pas, mais je peux vous dire que je suis frappé de voir l'opinion changer sur le service étranger qui avait bien mauvaise presse.

Parce que vous savez, chez les historiens, c'est comme dans toutes les professions, les gens sont assez méchants les uns en face des autres d'habitude. Je me souviendrai toujours de cette phrase que j'avais trouvée scandaleuse dans la bouche d'un très illustre professeur neuchâtelois à l'égard du major de Vallière qui disait : "Vallière, avec son Honneur et Fidélité, il n'a jamais su faire la différence entre un maréchal de camp et un maréchal de France". C'était un effet un peu facile, mais en attendant avant Vallière et depuis May de Romainmôtier ou Zurlauben on n'avait pas publié grand-chose sur l'histoire des alliances et des capitulations militaires. Le l9ème siècle avait été très avare de publications puisqu'on considérait à cette époque-là l'histoire des alliances militaires comme une honte nationale, une chose -dont il ne fallait pas parier, une braise ardente qu'il fallait surtout laisser dormir, et quand Vallière a enfoncé la porte d'Honneur et Fidélité, ça n'était pas une porte ouverte, croyez-moi. Et quand Reynold avec Vallière a repris le flambeau, ça n'était pas une porte ouverte non plus. Et comme Reynold sous cette apparence physique transparente, translucide, d'un être qu'un simple souffle aurait fait tomber était une force gigantesque et un homme qui avait le courage de ses opinions et qui ne s'embarrassait pas de les dire, il s'est fait des ennemis mortels, vous l'avez relevé, cher Monsieur, et vous avez bien fait de le dire, car c'est le cas !

Samedi prochain j'aurai à Fribourg une très importante cérémonie commémorative. Je trouve un peu triste de penser que c'est la Fondation pour l'Histoire des Suisses à l'Étranger, c'est-à-dire la fondation dont je suis le secrétaire général, qui a dû prendre l'initiative d'aller en terre fribourgeoise pour imposer une journée d'hommage à Gonzague de Reynold, à l'occasion du centième anniversaire de sa naissance et du dixième anniversaire de sa mort. Et comme nous voulions bien faire les choses, nous avons forcé les barrages à Fribourg, et de dix heures à midi à l'aula de l'université samedi prochain, il y aura une grande manifestation, avec la participation de Monseigneur Mamie l'Évêque de Lausanne, Genève et Fribourg, puis d'un porte-parole du Conseil d'État que le Conseil d'État finalement a bien voulu, du bout des lèvres il est vrai mais quand même, déléguer pour parler au nom de l'État de Fribourg; l'université a délégué le professeur Ruffieux. Parce que comme nous étions là et que nous avons enfoncé les portes, il a bien fallu à Fribourg qu'on ait l'air de jouer le jeu, mais il est évident que l'ombre immense de Gonzague de Reynold effarouche encore beaucoup, en Suisse en général et à Fribourg en particulier. Il était un homme trop grand pour un pays qui n'aime pas les grandes ombres et les têtes qui dépassent.

Mais par contre si vous avez eu raison de rappeler tout à l'heure que Gonzague de Reynold a eu contre lui des gens qui ont écrit des choses incroyables et s'il y en a encore aujourd'hui qui montrent les dents à l'occasion d'un centième anniversaire et qui n'ont pas la pudeur dans des journaux fribourgeois d'avoir un minimum de décence et de mesure quand on célèbre l'anniversaire d'un homme de cette qualité, là, il faut dire en contrepartie qu'il y a des gens très nombreux et beaucoup plus nombreux qu'on ne l'imagine qui reconnaissent de plus en plus le génie de cet homme et pendant des années ces gens-là je ne les ai rencontrés qu'à l'étranger; maintenant je les rencontre en Suisse et ils commencent à se compter.

Il est évident que d'ici quelques années dans le cadre de cette tâche énorme qu'il a laissée à certains qui n'ont pas pu la mener à terme parce qu'eux mêmes sont morts en route ou que d'autres n'ont pas eu le courage de s'y lancer, la réédition de l'œuvre complète de Gonzague qui est une opération bénédictine qui prendra trente ans et dont j'espère dans le meilleur des cas pouvoir mener à bien au moins la parution des volumes un ou deux ou trois, de manière à amorcer la pompe, est une chose qui fera peu à peu découvrir à la Suisse quel géant elle a eu dans les penseurs du vingtième siècle et dans l'histoire de notre temps, car c'est cela Gonzague de Reynold.

Et bien vous voyez qu'une petite graine jetée dans le vent sur un début un peu folklorique a abouti à cela déjà. Il n'y a pas de quoi pavoiser, la victoire n'est pas encore là, mais je peux vous dire aujourd'hui non sans une certaine émotion, non sans une certaine fierté, que nous avons pas mal progressé, que la racine commence à s'implanter sérieusement dans le sol et que tout ce que je vous ai décrit tout à l'heure, c'est au bout du compte l'initiative de cet homme qui a su, au moment où il recevait dans son beau château de Cressier une sorte de courant d'air, une sorte de tornade, celui qui vous parle, excusez-moi du peu, la canaliser, l'orienter dans une direction que lui apercevait alors que moi je n'avais même pas vu le bas de la colline. Lui, il avait vu par-dessus la montagne, et il a su infléchir dans la bonne direction. ça n'était pas peu de chose, croyez-moi, car les débuts de Gonzague de Reynold et de Jean-René Bory ça n'a pas toujours été l'idylle, je peux vous le dire. S'il n'y avait pas eu à certaines époques Madame Gonzague de Reynold, je ne serais vraisemblablement pas là en train de vous en parler. C'est vous dire que nos débuts ont été passablement orageux, comme ça devait être le cas entre un homme qui derrière ses apparences fragiles avait une volonté de fer et un génie puissant, et un jeune homme plein d'illusions et qui s'imaginait beaucoup de choses, et qui était passablement à côté de la plaque, disons-le franchement.

Aujourd'hui, cette institution, c'est peut-être moi qui en ai eu l'idée, mais c'est lui qui l'a façonnée pour lui donner son aura nationale et internationale.

Voilà ce qui devait être dit en guise de confession pour répondre à l'entrée en matière. Et tout ça nous a pris pas mal de temps, alors maintenant on va galoper d'autant plus vite dans le reste de la conférence ! Mais si j'ai fait cette confession aujourd'hui, c'est parce que j'ai estimé qu'elle pouvait s'intégrer un peu dans les idées qui ont été agitées ici aujourd'hui, pour montrer que l'histoire ne suit pas du tout des chemins cartésiens. Elle prend des voies qui paraissent quelquefois tout à fait détournées et qui peuvent tout à coup se cristalliser sur quelque chose qui n'était pas du tout apparu au début. Je demeure convaincu, je le répète, que beaucoup de choses étaient apparues à cet homme. Et voyez qu'il n'y a pas que des gens qui écrivent de méchantes choses. Le 8 novembre, dans le Samedi Littéraire, le Journal de Genève. "Qui était Reynold ?" demande Monsieur Pierre Olivier Walzer,. et il répond : "Un aristocrate qui sut aussi comprendre les exigences de la démocratie". Et cet excellent article qui est dans le journal de Genève, c'en est un parmi d'autres qui commence à rendre la juste mesure à un homme exceptionnel.

Alors puisqu'aujourd'hui tout ça est placé sous sa bannière, je voudrais avec vous me poser cette question qui est en exergue de vos réflexions : l'histoire, la mission de l'histoire d'aujourd'hui dans le monde contemporain, c'est quoi ? Et comme je vous ai beaucoup parlé si j'ose dire de mon cru à moi, je me permettrai maintenant de faire parler Gonzague de Reynold davantage que moi-même. J'ai une série de notes qui vont des notes personnelles à des photocopies de textes qui le concernent. Pour ne pas trop allonger je vous ai infligé une autre sauce que celle à laquelle je pensais pour commencer, je vous répondrai en faisant répondre Gonzague de Reynold.

Première question, je dirais, que Reynold avait osée, c'était au fond comment faut-il aborder l'histoire ? Par le biais des historiens, certes, mais les historiens qu'est-ce qu'ils doivent faire, eux, c'est quoi un historien au bout du compte ? Pendant très longtemps, ça a été des gens assez ennuyeux, on les qualifiait de rats de bibliothèque, on pensait à des gens très sérieux qui se retiraient dans l'ombre tranquille des vieux livres. Pour beaucoup, l'histoire c'était un refuge commode contre les vicissitudes du temps, entre les beaux messieurs à perruques et à grandes cuirasses, les belles dames à robes brodées et les vieux parchemins où on était certainement plus à l'abri entre esthètes pour faire de l'histoire. Je crois que si l'histoire était restée cela, aujourd'hui elle serait balayée par le vent de l'histoire, car justement l'histoire n'est pas cela; c'est aussi un peu de cela bien sûr, mais ça, c'en est l'aspect visible et un peu folklorique entre guillemets de la situation.

Écoutons donc ce que nous dit Reynold sur la mission de l'historien. C'est extrait de l'introduction au tome premier de la Formation de l'Europe : La mission de l'historien est aujourd'hui et plus que jamais de nous montrer que l'histoire n'est pas une fatalité, un déterminisme ou un hasard, mais une œuvre de l'intelligence et de la volonté humaine agissant sur des forces et des circonstances, créant des événements, éclairant les esprits et dirigeant des masses. L'historien ne saurait se borner à nous relater le comment des choses, il doit tenter l'effort de nous en expliquer le pourquoi. C'est ainsi que lorsque les historiens sont médiocres, l'histoire donne l'impression d'une fatalité, d'un déterminisme et d'un hasard. Or l'historien sera toujours un médiocre s'il est incapable de dominer son érudition. L'histoire c'est une érudition de la plante des pieds jusqu'à la ceinture, mais de la ceinture à la tête elle est l'art de la mise en place, de l'interprétation, de l'évocation. Elle est une architecture dont la solidité dépend non pas de la multiplicité des petits cailloux que l'on a introduits dans ses murailles, mais du plan et des grandes lignes. L'exactitude des faits est loin d'être encore la vérité. Livrés à eux-mêmes les faits sont perdus et les textes sont morts. Un historien sans imagination - je souligne le terme - sans intuition et sans style ne sera jamais qu'un maçon, tout au plus un entrepreneur, il ne sera jamais un architecte. Je suis loin de mépriser le maçon et l'entrepreneur, car sans eux que pourrait bien faire l'architecte ? Il est nécessaire et il est beau de savoir le métier, de connaître le matériau, de savoir le rassembler, d'être capable de le préparer, mais ce n'est encore que la moitié de la besogne.

En exprimant ainsi depuis longtemps une telle conception de l'histoire, je sais que j'ai peiné, scandalisé bien des chercheurs et bien des professeurs. Je m'en suis fait des scrupules et je m'en fais encore. Pour les apaiser et pour m'assurer que j'avais raison, je me suis donc adressé aux savants. J'ai constaté en effet qu'ils étaient moins timides que les érudits à l'égard des idées, de l'imagination, de l'intuition et même de l'art. Ici je pourrais en citer beaucoup et des plus grands, mais je me limiterai à un seul témoignage tout récent qui m'a été singulièrement utile. Il émane du célèbre physicien le Prince Louis de Broglie. On pourra le trouver dans son dernier ouvrage "Le continu et le discontinu en physique moderne" paru chez Albin Michel en 1941.

Et voici le texte du Prince de Broglie. Soit dit en passant, je fais une petite interruption personnelle. Cette simple description du rôle de l'historien donnée par Reynold qui dit que c'est d'abord de l'érudition parce qu'il faut savoir sur quel matériel on travaille, mais c'est ensuite l'art de la mise en place et de l'imagination, vous imaginez si des phrases pareilles ont créé des champs de discussion en disant : Reynold, il ne connaît même pas les éléments de l'histoire et il disserte dessus ! Et je m'amusais en vous écoutant tout à l'heure débattre de l'opportunité ou de l'inopportunité de fixer les événements à une date précise, car je me souviendrai toujours de cette phrase que j'ai entendu dire je ne sais combien de fois à Gonzague de Reynold : "Peu me chaut que 1515 soit l'année de la bataille de Marignan, ce qui m'importe dans la bataille de Marignan c'est que ce jour-là une forme de l'art de la guerre est morte qui était celle de l'infanterie au profit d'une arme nouvelle qui était l'artillerie. Cela, ça compte ! que ce soit arrivé vingt ans plus tôt ou cinquante ans plus tard n'est que parfaitement secondaire". Je l'ai entendu vingt fois exprimer cette impression là. Reynold avait une manière systématique d'être provocant surtout quand il sentait en face de lui un auditoire dubitatif. C'était sa manière à lui d'à la fois susciter la colère et la grogne et en même temps de voir sortir du bois ceux qui n'auraient peut-être pas osé le faire sans cela, tant son discours était subtil et étincelant. Écoutons donc la citation du Prince de Broglie dont il nous parle. Il parle tout d'abord du rôle joué par l'intuition dans le domaine de la recherche historique, et le Prince de Broglie dit ceci:

-Il arrive alors une chose fort remarquable : l'inventeur a tout à coup le sentiment très net que les conceptions auxquelles il vient de parvenir, dans la mesure où elles sont exactes, existaient déjà avant d'avoir jamais été pensées par le cerveau humain. Les difficultés qui l'arrêtaient, les anomalies qui l'intriguaient n'étaient il s'en aperçoit maintenant que le signe d'une vérité profonde cachée mais déjà existante. Tout s'est passé comme si en inventant des conceptions nouvelles il n'avaient fait que de déchirer un voile, comme si ces conceptions enfin atteintes existaient déjà, éternelles et immuables dans quelque monde platonicien des idées pures. Le fait même de les avoir cherchées lui paraît s'expliquer par une sorte de pressentiment de leur existence, pressentiment qui pourrait évoquer la phrase mystique : vous ne me chercheriez pas si vous ne m'aviez déjà trouvé".

C'est très intéressant cette conjonction de ces deux grands esprits que sont le Prince de Broglie et Gonzague de Reynold qui se retrouvent exactement sur la même longueur d'ondes, une longueur d'ondes dont j'ai bien conscience qu'elle est un peu aride, qu'elle se situe à un niveau de réflexion quasi philosophique mais qui me parait tout à fait essentielle, et Reynold fait une petite interruption pour dire : ensuite Louis de Broglie nous explique de quelle manière les conceptions nouvelles et originales apparaissent-à l'esprit par l'inspiration, qui lui paraissait une des vertus cardinales du bon historien.

-Il y a tout d'abord une sorte de période d'incubation ou progressivement en approfondissant l'état de la question étudiée On se rend compte des difficultés à lever, des lacunes à combler et aussi des analogies à expliquer, des parentés réelles ou apparentes à élucider. Puis peu à peu et en grande partie dans le subconscient se forment des idées directrices, s'organisent des courants de pensée qui vont orienter tout le travail de création. Puis soudain, généralement avec une grande brusquerie, se produit une sorte de cristallisation : l'esprit du chercheur aperçoit en un instant avec une grande netteté et d'une manière dès lors parfaitement consciente les grandes lignes des conceptions nouvelles qui s'étaient formées obscurément en lui, et il acquiert d'un seul coup l'absolue certitude que la mise en œuvre de ces nouvelles conceptions va lui permettre de résoudre la plupart des problèmes posés et d'éclairer toute la question en mettant bien en lumière des analogies et des harmonies ignorées jusque-là.

Certes c'est en travaillant à son bureau ou à son tableau noir que le savant théoricien peut scruter à fond la question qui l'intéresse, en étudier minutieusement les divers aspects. Mais il semble que la tension nerveuse provoquée chez lui par cet effort tend plutôt à empêcher cette réorganisation spontanée des idées, cette sorte de tassement psychologique d'où jaillira tout à, coup la lumière

Il y a parmi vous des savants et des chercheurs, je pense que vous pouvez je dirais sentir la quintessence de l'intelligence contenue dans ce texte qui est tout à fait remarquable. Le Prince de Broglie achève en disant : "C'est plutôt dans une période de repos ou de détente que l'on aperçoit soudain l'idée que l'on cherchait vainement dans l'ardeur de l'étude. On l'avait inutilement poursuivie et traquée sans pouvoir l'atteindre pendant de longues heures et la voilà tout à coup qui sort du subconscient où elle s'était lentement formée, Elle vient spontanément à vous au moment où on n'osait même plus ta chercher" Voilà la fin du texte du Prince de Broglie, et Reynold nous dit :

"Je tire deux conclusions dont je suis reconnaissant au Prince de Broglie de ce texte. La première c'est le peu de valeur que possède en soi une constatation. La plupart du temps ce qui fait la valeur d'un résultat expérimental c'est la manière dont nous l'interprétons, dit le Prince de Broglie',' 'Ni le savant ni à plus forte raison l'historien, dit Reynold, ne doivent rester passifs devant les faits, se borner à les enregistrer et à les énumérer". Leur mission est de les interpréter. Pour cela, ils ont besoin l'un de ce que le physicien français appelle l'imagination théorique et l'autre l'imagination psychologique. Ces deux formes d'imagination , il appartient à l'expérience et à la raison de les guider et de les contrôler. Cela va de soi, sans elle pourtant toute l'activité scientifique dégénérerait en mécanisme, elle perdrait ainsi non seulement tout intérêt mais encore ce qui serait plus grave, toute possibilité de parvenir à la vérité elle-même.

Et la seconde conclusion c'est la nécessité de l'art, de la forme et du style. Une vérité que l'on ne sait ni présenter ni formuler n'en est pas une, j'insiste là-dessus, c'est en tout cas une doctrine qui est totalement mienne, que Gonzague de Reynold m'a injectée comme un virus profond; quand on en a été atteint une fois on n'en sortira jamais, il faut bien de le dire. Je répète : une vérité que l'on ne saurait ni présenter ni formuler n'en serait plus une, ou du moins n'agirait plus comme telle. La beauté d'une théorie ou la puissance d'une évocation c'est déjà une garantie de vérité. Vous imaginez, quand Reynold écrivait ça s'il pouvait déchaîner contre lui la fureur des cuistres et des fesse-mathieux, tous ceux qui passent leur vie entière à disserter gravement de la différence du calibre et du millimétrage d'un denier ou d'un sesterce et qui se demandent si c'était bien X milligrammes ou Y milligrammes que ça pesait sous le règne de Vespasien ou de Néron. Chose évidement capitale pour l'évolution de l'histoire de l'humanité ! L'idée de Gonzague de Reynold était qu'il faut aussi ces gens-là, car c'est eux qui nous donnent le matériau dont on a besoin, mais l'art de la mise en place est essentiel. D'ailleurs quand Reynold disait cela, il avait un illustre devancier qui pouvait lui servir de caution : Jean de Muller, auteur d une histoire de la Suisse en 22 volumes qui a paru à partir de la fin du 18e siècle et jusqu'au 19ème siècle, après sa mort, et qui insiste tout au long de son œuvre sur l'importance de la présentation, de ce qu'il appelle l'érection d'un grand monument, car c'est bien de cela qu'il s'agit. Les vérités historiques toutes nues, toutes sèches n'intéressent personne et nous touchons là à un des drames de l'histoire, c'est : peut-on faire de l'histoire qui passe dans le grand public, et c'est ça le problème, car il faut le chercher à l'état pur, nous en avons besoin; loin de moi l'idée de méconnaître son travail, mais ce chercheur à l'état pur n'est jamais, en tout cas je ne l'ai jamais rencontré, l'homme qui sait faire passer des idées générales et des synthèses dans le grand public. Or si on ne travaille que pour savoir quel est le diamètre du sesterce, il ne faut pas imaginer que c'est avec ça qu'on va empoigner les foules et porter à la connaissance d'un large public cette notion essentielle qu'est la connaissance du passé. Et nous allons voir plus loin ce que Reynold en pense.

Partant de l'histoire un peu plus loin, Reynold nous dit ceci : "Tout appel au passé n'est qu'un appel passionné en direction de l'avenir. Cri du vivant qui veut persister malgré la destruction qui le menace et qui pour cela cherche à reprendre conscience de son type fondamental, à retrouver l'appui de la ligne de force, afin de mieux traverser les temps". Ca c'est du Reynold dans toute sa pureté. Il y a la beauté du style, l'élégance de la plume, la densité du vocabulaire et de la pensée. En quatre lignes il y aurait de quoi faire une dissertation à perte de vue sur une chose de ce genre-là.

Et puis, il y a ce problème : pourquoi l'histoire, pourquoi est-il tellement essentiel qu'aujourd'hui on revienne sur les ruptures de pont qui viennent d'être faites un peu partout. Et on en revient comme je l'ai dit dans le petit texte de présentation de l'exposé que j'avais envoyé bien en retard et je m'en excuse à Monsieur le Professeur de Siebenthal pour cette conférence. Pourquoi doit-on absolument recréer une étude sérieuse de l'histoire, et complète de l'histoire, et compréhensible de l'histoire ? Parce que on prend un certain détachement, on relativise les événements. Et ceci est absolument essentiel car, Mesdames et Messieurs, nous vivons aujourd'hui au vingtième siècle dans une crise qui est bien évidente, qui nous inquiète tous beaucoup. Pour beaucoup même cette crise est une crise définitive qui ne débouchera que sur une chose : la fin de la civilisation judéo-chrétienne. Je suis désolé, mais personnellement je ne peux pas m'associer à ce pessimisme. Je pense que nous traversons une crise sérieuse. Les secousses seront rudes dans le siècle qui est le nôtre, Je puis témoigner qu'à la fin de sa vie, Gonzague de Reynold tout à coup, pendant quelques mois, a été, jusqu'à trois mois de sa mort, saisi par un certain pessimisme, de l'avenir. Mais comme il le disait lui-même : "J'aime à être pessimiste dans la conception pour être optimiste dans l'action" Et je crois qu'il y a là une excellente formule qui doit être retenue. Et ceux qui crient que nous sommes bientôt morts et que notre civilisation s'enfonce, je dirai que la secousse du 15e siècle dans l'histoire du monde a pour notre civilisation une autre paire de manches que les jeux d'enfants auxquels nous assistons aujourd'hui.

Qu'est-ce qui se passe au 15e siècle ? Constantinople est tombée, on en parlait tout à l'heure. Quelqu'un a demandé quelle était la fin du Moyen âge : 1453. Je vous le rappelle par parenthèse. C'est une des dates choisies arbitrairement par les historiens, mais pas si arbitraire que ça. Je vous passe ici la démonstration de pourquoi ça pourrait être comme ça ' pourquoi ça ne pourrait pas être comme ça. 1453: Constantinople tombe. Tout le monde de l'Asie qui se déversait par le canal de la Méditerranée sur nos terres occidentales se ferme d'un instant à l'autre. Ce qui se ferme c'est une forme de civilisation, c'est une forme de culture, c'est du commerce, c'est du génie, c'est de l'argent. Mais au même moment s'ouvrira une porte au-delà des colonnes d'Hercule dont je vous parlerai, car les quatre grands événements du 15ème siècle, pour qu'on mesure bien la relativité de la crise que nous traversons, c'est après la chute de Cons tantinople, cette annulation de la carte politique de l'Europe, de la France et de l'Angleterre. Au nom d'un principe dynastique, deux familles, les Plantagenêt et la France se déchirent dans une guerre tragique qui s'appelle la guerre de Cent ans. Pendant près de cent ans l'Angleterre e-là France cessent d'exister au rang de puissances européennes', créant un vide dramatique. Le Saint Empire, Romain Germanique n'existe plus depuis plus de deux siècles. Le Saint Empire a paru peu après l'an mille, au temps d'Othon le Grand. Il s'est déjà virtuellement vidé de toute substance au début du 13ème siècle grosso modo, et pourtant il y a chez les Européens une telle soif d'avoir une structure supérieure qui tienne l'Europe qu'on réussira à maintenir le mythe d'un Saint Empire Romain Germanique jusqu'en 1806 où Napoléon Bonaparte d'une chiquenaude fera tomber tout l'édifice. Ce Saint Empire Romain Germanique craque de toutes parts, et,je vous pose la question : croyez-vous que si le Saint Empire Romain Germanique avait été encore quelque chose de concret au 13ème siècle, la Suisse aurait pu prendre naissance ! Vous m'en reparlerez ! Réfléchissez-y un peu. Nous n'avons pu sortir de ce néant que parce que le néant nous environnait. Sans ça nous n'en serions jamais sortis. Il faut bien avoir conscience de cela. Et bien, le Saint Empire Romain Germanique et la papauté s'entre-déchirent copieusement sous cette appellation fallacieuse d'ailleurs de querelle des investitures. En réalité, des intérêts directement et presque exclusivement matériels sont à la base de cette confrontation qui aboutit dans les faits pratiques à une constatation évidente :

L'Allemagne et l'Italie - je prends ces termes modernes Pour simplifier - se sont annulées de la carte de l'Europe. Mais alors qu'est-ce qu'il reste dans cette Europe ? Plus grand-chose s'il n'y a plus de France et d'Angleterre, et s'il n'y a plus d'Allemagne et d'Italie. S'il reste une chose, et là nous pouvons relativiser de nouveau l'importance que les historiens donnent aux événements historiques. Une chose que les historiens allemands ignorent délibérément et que les historiens français ignorent délibérément, c'est la grande idée dont Gonzague de Reynold s'était fait l'apôtre à un moment donné : c'est l'Europe médiane, l'Europe bourguignonne, l'Europe des Grands Ducs d'Occident, celle de Philippe le Hardi, de son fils Jean sans Peur, du petit fils Philippe le Bon et de Charles le Téméraire. C'est cette Europe qui a failli se recréer et qui a été détruite par l'astuce de Louis XI et la puissance des armées helvétiques manipulées par le fait qu'il y avait un grand empire économique et vous voyez qu'il n'y a rien de patriotique là-dedans, ce sont des questions de gros sous.

Il y avait un grand empire économique, l'empire des Diesbach Watt qui s'était fait dans ce 15ème siècle. Avant de vous parler des Diesbach Watt, je termine mon tour d'horizon de l'Europe. L'Europe il y a quoi ? Fin de Constantinople, fermeture d'une porte. Fin de la prééminence impériale et pontificale, fin de la prééminence de l'autre côté anglaise et française, mais porte qui s'ouvre sur un monde nouveau par les découvertes nouvelles, et par Henri le Navigateur qui à Sagres ouvre à ce moment précis les portes du monde et de la civilisation chrétienne vers un monde nouveau, c'est-à-dire le monde entier, c'est-à-dire la planète. Les Portugais et quatre-vingt-deux ans derrière eux les Espagnols partent chacun pour des motifs diamétralement opposés à la découverte de mondes nouveaux. Les uns pour tourner l'islam après l'histoire de Ceuta au Maroc, ce sont les Portugais et les Espagnols avec beaucoup de retard, car les Portugais ont chassé l'islam de chez eux bien avant les Espagnols. Les Espagnols mettront encore deux siècles à repousser l'islam hors de la péninsule ibérique. Et les Portugais, ces gens mal aimés de l'Europe qui ont fait l'exode et l'expansion de notre civilisation plus loin en direction des mers nouvelles, le grand historien de cette aventure, c'est Reynold une fois de plus. C'est son livre : "Le Portugal" où pour la première fois il explique ce qui s'est passé.

Qu'est-ce qu'ils ont fait les Portugais ? Au moment où les portes de l'orient s'étaient fermées comme je l'ai dit, elles se rouvrent de l'autre côté par le Portugal qui derrière les grandes croix part à la découverte de mondes nouveaux au nom du Christ et portant sa bannière, et non pas pour conquérir, et non pas pour faire des colonies comme on nous l'a toujours expliqué, mais au nom de la bannière et du Christ, dans une sorte de gigantesque croisade, et c'est pour cela que je me retenais d'intervenir sur le terme de croisade de votre questionnaire tout à l'heure, car il y a aussi une croisade à ce moment là, mais on n'en parle jamais de celle-là : c'est la croisade des Portugais , puis des Espagnols.

Tout ce monde immense qui fait que bientôt la péninsule ibérique, cette péninsule oubliée de l'Europe, devient un centre. fantastique dans lequel les richesses du nouveau monde s'accumulent, donne l'occasion à des Suisses de manifester une fois de plus leur génie. Quel est le génie propre des Suisses ? pas de tous, heureusement parce que sans ça, ça serait un peu fatiguant, mais il y en a quelques-uns parmi eux qui ont une sorte de radar dans le nez et c'est une caractéristique des gens de ce pays que de se promener dans le vaste monde et de humer tout à coup qu'il y a quelque chose qu'eux seuls peuvent faire et que les autres ne peuvent pas faire. Et qu'est-ce qui se passe à ce moment-là, dans ce 15ème siècle bouleversé comme je viens de le dire ? C'est une famille de Saint Gall, les Von Watt, et une famille de Berne, les Diesbach qui unissent leurs énergies, leur génie créateur, leurs finances, qui plantent un croc à Lisbonne, Cadix, Saragosse en Espagne, et un autre croc à Cracovie, Gdansk et Poznan en Pologne, et qui le long de cette gigantesque horizontale qui coupe l'Europe, tandis que tout le reste de l'Europe ne peut pas s'occuper d'eux pour les raisons politiques que j'ai rappelées tout à l'heure, créent trente neuf comptoirs dont onze permanents, et se mettent à ventiler les richesses du nouveau monde, c'est à dire reprennent à leur compte le travail que les Vénitiens et Byzance avaient fait dans les temps très anciens de l'époque de l'empire d'orient. Et dès ce moment-là et cinquante ans avant qu'on ne commence a parler des Fugger d'Augsbourg qui deviendront les gens les plus riches de l'Europe et les banquiers de Maximilien, ce sont des Bernois et des Saint-Gallois qui créent cet immense empire expliquant en partie l'ancienneté des relations entre la Pologne et la Suisse, entre le Portugal et la Suisse pour prendre exprès les deux extrêmes. Chose curieuse en vérité. C'était ça le quinzième siècle. Quel siècle de crise tout de même que le siècle où toute une civilisation basculait à la découverte d'une planète, car c'était cela, dit d'une phrase, la grande révolution du quinzième siècle. Et on y a fait face.

Alors pourquoi ne ferait-on pas face aujourd'hui ? Il suffit de savoir où l'on va et si l'on veut bien comprendre, je reviens maintenant à une citation de Gonzague de Reynold. C'est une citation que je place régulièrement dans les discours, elle fait toujours un effet fou ! Ce n'est pas pour ça que je vous la place, c'est parce qu'elle est essentielle à illustrer le propos que je viens de vous tenir. C'est son analyse d'une crise. Comme le disait récemment Monsieur Monnier, ancien directeur du Journal de Genève : quand on fait le total des crises qui ont secoué l'humanité depuis les origines, on ne trouverait même pas 2 % du temps où il n'y a pas eu des crises mortelles pour la civilisation. Je crois malheureusement qu'il a raison dans une très large mesure en tout cas. Et Gonzague de Reynold avec ce style de nouveau fabuleux qui est le sien nous dit ceci . "Entre un monde qui meurt et un monde qui naît s'insère toujours une période creuse. Elle est en même temps un tombeau et un berceau. Le monde qui meurt y agonise en se débattant et cherche à écraser de tout son poids le monde qui naît, qui n'a pas encore les yeux ouverts, qui ne sait pas encore son nom. Crises économiques, révolutions sociales, guerres politiques, disparition d'états, formation et dissolution d'empires, apparition de nouveaux peuples et de nouvelles puissances, instabilité générale, confusion des esprits, destructions, troubles de toutes sortes, voilà ce qui remplit jusqu'au bord les périodes creuses. Aussi voit-on la courbe de la civilisation fléchir et reparaître la barbarie, le phénomène est inévitable. Que faut-il donc faire pour qu'une nouvelle forme de civilisation parvienne à s'épanouir, pour qu'une nouvelle époque puisse enfin s'inaugurer ? Il faut qu'à un moment donné les deux antagonistes, le monde ancien et le monde nouveau se réconcilient, s'unissent et coopèrent. Cela ne sera possible qu'à partir du jour où le monde ancien aura compris la nécessité de la révolution et le monde nouveau la nécessité de la conservation. Je précise : quand le monde ancien se sera enfin persuadé que l'on peut vaincre des révolutionnaires mais jamais une révolution, quand à son tour le monde nouveau se sera enfin persuadé qu' il se trouve dans le monde ancien des valeurs essentielles sans lesquelles il ne saurait ni s'établir, ni durer. Alors, mais alors seulement pourra s'accomplir le changement d'époque et s'ouvrir un nouveau cycle de l'histoire. C'est l'échange de deux nécessités, un échange par transbordement Il ne s'agit pas de sauver un vieux vaisseau qui sombre, on perdrait son temps à bourrer d'étoupe les voies d'eau de la coque. Il s'agit de porter sa cargaison dans le vaisseau neuf. Pour cela il faut qu'au plus fort de la bataille, malgré la canonnade et la mer démontée se hasarde entre les deux adversaires une barque de sauveteurs, cette infime minorité de ceux qui les premiers ont saisi le sens de l'événement. Longtemps on les verra lancer en vain des signaux d'alarme aux deux navires. Chacun les prenant pour des ennemis ou des traîtres dirigera son feu sur eux. Cependant il se trouvera toujours dans les deux équipages des hommes qui finiront par les entendre et par entraîner les survivants !.

Quel beau texte ! Texte qu'on pourrait véritablement croire avoir été écrit à la réflexion et à la lumière des événements que nous traversons, et ceci avait été écrit dans une première version dont je connais bien le manuscrit, déjà en 1936. Et dans la version imprimée que je viens de vous lire, en 1941, en pleine tourmente. Mais c'est une chose impressionnante ! 41 ? Nous sommes en 80, Mesdames et Messieurs. Ne rêvons-nous pas . Il y a quarante ans on disait cela. Est-ce qu'on pourrait dire autre chose du monde dans lequel nous vivons ? Ceci pour qu'il soit bien entendu, et vous y avez fait une allusion dans votre débat d'aujourd'hui, que l'histoire est un perpétuel recommencement, avec des mouvements de balancier, avec ce détail, et je le dis toujours, que dans les mouvements du balancier de l'histoire, si à un moment donné de la civilisation quelqu'un triche avec le balancier et le tire plus fort à lui, par une loi physique élémentaire, ayant été tiré plus loin, lorsqu'on le relâchera, le balancier partira d'autant plus fort de l'autre côté, et ceci on ne doit jamais le perdre de vue sans cela on perd le sens de la réalité et de l'approche historique.

Je termine rapidement pour parier d'un problème essentiel me semble-t-il, c'est de se rappeler que l'histoire comme but premier doit rappeler sans cesse aux hommes que l'histoire n'est pas une fatalité aveugle, mais qu'elle est le travail des hommes et que ce sont des hommes qui la font et pas des entités anonymes. Reynold nous dit à cet égard ceci : Il faut que l'histoire se rappelle qu'elle est l'œuvre des hommes, de quelques hommes. Ils sont des pylônes, des lignes de force auxquels ils assignent une direction. Ils sont des créateurs des événements, des arbitres de circonstance. L'histoire prise dans son ensemble et vue de trop haut paraît soumise à la fatalité. Dès que l'on redescend sur la terre pour voir vivre et agir l'homme on se trouve en présence de conducteurs et d'entraîneurs "

Reynold écrivait ceci en 41 à l'époque où il était de bon ton de parler beaucoup tous azimuts de ce qu'on appelait en français des chefs, en italien des duce, en allemand des führer et en espagnol des caudillo, On assimilait très vite par un amalgame fâcheux et scandaleux Gonzague de Reynold à un être fasciste parce qu'il parlait de cette notion que les peuples du monde et l'histoire qu'ils font ou qu'ils subissent n'est pas le fait des grandes masses, mais le fait d'une infime minorité. Comme il l'a dit, c'est une notion philosophiquement très élitiste, mais je crois qu'elle est absolument exacte. Car quand on me dit que l'égalité est une chose qui existe, ça ce n'est pas du Reynold, c'est du Bory, je le reprends à mon compte, je n'y crois pas. Je suis désolé de vous le dire , je refuse de croire à l'égalité. Elle n'existe nulle part, même pas au sein d'une même famille, et ceux qui vous mettent ça au fronton des monuments vous racontent des mensonges. Il faut bien qu'on le sache, et je n'en veux pour preuve qu'une chose dont il faut bien se rappeler : si vous pouviez d'un coup de baguette magique faire disparaître toute l'humanité de la terre sauf deux hommes et une valise, au bout de cinq minutes, il y en aurait un qui ferait porter la valise par l'autre.

Reynold poursuit sa démonstration lorsqu'il dit : "Lorsque les hommes sont impuissants à diriger des événements et à dominer des forces qu'à l'origine ils ont commis l'imprudence de provoquer et de déchaîner, c'est que parmi eux il n'y a plus d'hommes. C'est que le gouvernement du monde est abandonné aux médiocres et aux faibles. Sitôt que le nombre s'empare du pouvoir tout devient instable. Dès que la masse se met en mouvement, tout glisse avec elle vers l'abîme. C'est à de pareils moments que l'histoire paraît fatale, qu'elle semble soumise aux mêmes lois que la nature. Elle ne redeviendra humaine qu'au moment où dans un homme ou dans une élite l'intelligence et la volonté interviendront et qu'à nouveau se manifestera la liberté et ta responsabilité. Il est vrai que dans tout cela il y a des limites : si un homme se réveillait capable de prévoir toutes les conséquences de ses idées ou de ses actes, il ne serait plus un homme, il serait une incarnation de Dieu lui-même Voilà ce que disait Reynold, et il disait enfin, et ce sera la phrase de conclusion de cet exposé, car je ne veux pas aller beaucoup plus loin maintenant . "Le passé et l'avenir par-dessus le présent arrivent toujours à s'interroger et à se répondre. Il n'y a que le présent qui soit sourd, aveugle, obstiné et fanatique. Mais le fanatisme se condamne à trahir toutes les causes qu'il prétend défendre, car il est un obscurcissement de l'intelligence et un obscurcissement de la raison".

Cette phrase que j'ai prise pour terminer cette oraison, c'est pour qu'il soit bien entendu qu'au bout du problème on ne trouve qu'une chose : l'homme dans sa dimension. Et il faut qu'on ait conscience de cela. Je pense que si j'ai dit tout à l'heure que l'histoire est faite par des hommes, ça pose d'ailleurs le problème philosophique de savoir si c'est l'homme qui crée l'événement ou l'événement qui crée l'homme. Ce que je veux simplement dire par là, c'est que le problème de la poule et de l'œuf, c'est-à-dire de l'homme qui fait l'événement ou de l'événement qui fait l'homme me paraît un faux problème. Le problème n'est pas là. Il y a à un moment donné des événements qui ont fait apparaître des hommes et il a à d'autres moments de l'histoire des hommes qui ont su humer le vent et fait prendre à la voile de leur vaisseau le bon vent ou le vent qui les conduit directement sur le cyclone et sur la tempête. En d'autres termes, il est évident que l'homme restera toujours l'homme et qu'il est au nœud du problème. On peut bien faire toutes les lois qu'on veut, les lois ne vaudront toujours que par ce que les gens qui les appliquent en feront, et j'en parle ici car l'autre jour, faisant une conférence sur "Albert de Haller ou la lutte impossible du génie face au pouvoir", je répondais à une question qui m'a été posée après où on me demandait : "Si un Albert de Haller avait pu vivre et gouverner Berne en son temps, Berne n'aurait pas fini si tristement qu'en 1798 - et on ajoutait encore pour corser le débat - et croyez-vous qu'un homme comme Albert de Haller serait heureux dans le monde où nous vivons aujourd'hui ?- Que voulez-vous que je réponde à cela ? D'abord je ne suis pas un Albert de Haller, heureusement pour lui, c'était un homme beaucoup trop grand et beaucoup trop génial. D'un autre côté, c'est lui qui pourrait répondre à cela. Mais j'ai rappelé pour essayer de répondre tout de même que les dernières œuvres d'Albert de Haller étaient trois grands romans politiques : Hu Song, eine Morgenlandische Geschichte, une histoire qui se passe en Chine, le deuxième roman c'est Albert König der Angle saxon, et le troisième, c'est Fabius und Cato. Hu Song, empereur d'un mythique empire d'orient (il ne pouvait pas parler de Berne, n'est-ce pas, c'était trop proche), Albert roi des Anglo Saxons c'était le mode de gouvernement à l'anglaise, la monarchie absolue mais très tempérée par le parlementarisme, Fabius et Cato c'est tout naturellement l'étude analytique d'une république sur le mode romain, et à la fin de chacun de ses romans politiques, puisqu'il ne pouvait pas faire autre chose que des romans pour exprimer ses convictions politiques, Albert de Haller se pose cette question : Est-ce que c'est cette forme-là de gouvernement qui donnera son bonheur au peuple ' et chaque fois il répond d'une manière évasive, et dans le dernier des romans, celui de Fabius et Cato, il dit : l'histoire des gouvernements, ce qu'un gouvernement fera pour le bien ou le mal du peuple sera finalement ce que les hommes composant ce gouvernement feront. En d'autres termes il n'y a de solution que dans l'emploi et quelle que soit la forme ou la formulation du pouvoir on reviendra toujours à la qualité ou au défaut de l'homme. D'où l'extrême importance de la transcendance que l'être humain doit avoir en lui, ce besoin de se transcender, d'aspirer vers quelque chose de plus haut, ce qui le ramène automatiquement au christianisme, dans nos civilisations judéo-chrétiennes. Car s'il n'y a pas cela, alors qu'est-ce qu'il reste ? Pas grand-chose ! Et c'est ainsi que Reynold est apparu, on ne l'a pas assez dit, on a même souvent ricané en évoquant Reynold le chrétien, mais c'est que pour lui le christianisme n'était pas un bel oripeau dans lequel on se drape, c'était la substance même de son intelligence, de sa réflexion, de toute sa pensée, et qu'il l'insérait dans une action allant jusqu'aux pointes de l'affrontement politique au nom d'une conviction et d'une idée. Je ne dis pas d'une idéologie. Ainsi il reste devant nous comme un personnage tout à fait extraordinaire qui reste encore à découvrir quasi totalement, c'est à quoi notre fondation s'emploie sans cesse et qu'elle continuera à faire

Jean-René Bory

Texte réalisé par Hélène Faure d'après l'enregistrement de la conférence donnée par Jean-René Bory, au 10e Congrès , le 16 novembre 1980.