Histoire et état de la démocratie en Suisse

La vision romantique

L'histoire politique de la Suisse commence avec le Pacte conclu au début du mois d'août 1291 par les Waldstaetten (pays forestiers), c'est-à-dire par "les hommes de la vallée d'Uri, la communauté de Schwytz et celle des hommes de la vallée inférieure d'Unterwald".

Une vision romantique et accommodante - au sens où l'on dit que le cristallin accommode les images sur la rétine - a dépeint nos pères fondateurs comme des paysans incultes, vivant à l'écart de la civilisation, pareils aux bergers de l'hypothétique âge d'or, n'ayant d'autres bien que leur liberté abstraite et d'autre force que leurs vertus primitives.

Cette imagerie nous la devons au XVIlle siècle. Sous la révolution française Sedaine et Gétry firent jouer un "Guillaume Tell" au théâtre italien à Paris ; on y entendait - parmi d'autres inventions désarmantes - le vieil Arnold de Melchtal chanter la Chanson de Roland, et la pièce se terminait sur les embrassades des sans- culottes et des révolutionnaires suisses. Un an avant la Révolution de 1830, le "Guillaume Tell" de Rossini était représenté à Paris ; on a pu dire que l'arbalète de notre héros légendaire, devenue depuis - signe des temps - le label de qualité de nos produits, était visiblement pointée sur Charles X.

"Les Suisses, comme le remarque Georges Méautis, jouèrent ainsi dans une certaine partie de l'opinion publique française, au XIXe siècle, le rôle que jouèrent les Chinois au XVIlle. De même que ceux-ci étaient censés représenter la "tolérance" et les "lumières", de même les premiers Suisses devinrent les héros de la démocratie libérale". (1)

Quelle n'eût pas été leur stupéfaction si on le leur avait dit ! C'est le lieu de remarquer que le mot "démocratie" n'apparaîtra dans le langage courant qu'à la fin du XVIlle siècle et qu'il n'existait, avant cette époque, que dans le langage savant. Le premier à l'avoir employé et défini est Nicolas Oresme, évêque de Lisieux qui vécut de 1330 à 1382. La démocratie est pour lui, une "espèce de policie en laquelle la multitude des populaires a domination". Encore faut-il savoir que le terme de "policie" (qui a donné "police", au sens du gouvernement) désignait au moyen âge le régime où la multitude avait le pouvoir, le terme de "multitude" signifiant lui-même non le plus grand nombre ou la masse, mais le peuple organisé, lui aussi, politiquement, c'est-à-dire en ses corps de métiers.

Revenons au pacte de 1291 pour comprendre et ses raisons d'être et l'esprit de ceux qui le conclurent.

 

Le Saint Empire

Les Waldstaetten constituaient une petite partie du Saint Empire romain germanique.

L'empire, c'était "une idée chrétienne, une idée de l'Église. Durant les siècles du premier moyen âge, et même durant tout le moyen âge, et même jusqu'à la Réforme, l'idée d'empire était une exigence de l'intelligence chrétienne, toute nourrie à la fois de théologie et de classiques latins… L'empire c'était une mission. À une époque où il fallait défendre la civilisation et la foi contre le paganisme et l'islamisme, en même temps qu'il fallait une autorité supérieure et forte pour mettre fin à l'anarchie, l'empire était l'exigence temporelle, la conséquence politique du dogme, du Credo". (2)

La première réalisation fut celle de Clovis dont le royaume, en 506, n'occupait encore que le nord de la Loire alors que, 20 ans plus tard, il s'étendra jusqu'aux Pyrénées. Très tôt les Francs se retournent vers leurs origines. "Ces Germains n'ont point oublié la Germanie. Ils n'ont d'ailleurs jamais rompu complètement avec elle. Il y a même encore des Francs qui ne l'ont point quittée, ceux de Franconie. Aussi le premier objectif de Clovis est-il d'établir son hégémonie, sinon sur la Germanie toute entière, du moins sur la rive droite du Rhin, jusqu'à la mer du Nord et jusqu'au centre". (3) Clovis entra en guerre contre les Alamans, les vainquit et les soumit. Mais, dès sa mort en 511, son royaume partagé va se désagréger.

La deuxième réalisation fut celle de Charlemagne, Franc d'Austrasie. "Le Franc, l'Austrasien, le Germain Charlemagne, en recevant la couronne impériale, avait reçu du pape une mission : sauver la Chrétienté en refaisant l'Empire. Cette mission le transforma. Il y appliqua tout son génie, toute sa foi. Il oublia qu'il était Franc pour se souvenir qu'il était universel, Il se conduisit désormais en empereur romain.

Ce n'était pas un titre nouveau, ni, à plus forte raison, usurpé, L'empire avait cessé d'exister. Constantin l'avait transporté de Rome à Byzance. Mais l'ordre légal et légitime venait d'être interrompu : là-bas, la couronne impériale est portée par une femme. Charlemagne est donc l'empereur légal et légitime au moins pour l'Occident." Cette Chrétienté qu'il a pour mission de propager et de défendre, est menacée, au nord et, à l'est par le paganisme, au sud par l'islamisme… Il ne put reprendre l'Ibérie à l'Islam ; mais il le retint derrière les Pyrénées qu'il déborda même jusqu'à Barcelone. -. Il vainquit les Saxons et les convertit au catholicisme. Il civilisa ainsi toute la Germanie Charlemagne a cimenté l'Europe occidentale". (3)

Cette œuvre prodigieuse ne lui survivra pas en raison de sa conception "encore toute germanique de la souveraineté selon laquelle la couronne n'est pas un héritage indivisible que l'on se transmet de père en fils par ordre de primogéniture, mais un domaine qu'à la mort du père se partagent les héritiers". (3)

La crise des neuvième et dixième siècles fut la suite de ce démembrement. Crise intérieure : guerre de tous contre tous, absence d'autorité, absence d'armée, absence de limite stable, absence de position durable. "Il se produisit une corruption des mœurs et une régression intellectuelle qui effrayaient les contemporains". Menace extérieure aussi. De la part des Sarrasins qui avaient pris Rome en 846 et qui, en 930, "partirent de Provence, remontent les Alpes, installent un camp au Grand Saint-Bernard d'où leurs bandes rayonnent jusque dans la région de Saint-Gall et du lac de Constance". Menace de la part des Normands qui ravagent les côtes de France et d'Allemagne, s'installent dans la province qui portera désormais leur nom et viennent assiéger Paris. De la part de l'Asie enfin avec les Hongrois païens qui "à partir de 899, parcourent, en pillant et en détruisant, la Haute Italie, les Alpes, l'Allemagne du Sud et pénètrent jusqu'au cœur de la France".

Cette crise intérieure et ces périls extérieurs imposaient la nécessité de reconstituer l'Empire. Mais sur qui se reposer ? Les Capétiens n'apparaîtront qu'en 987 ; ce fut ainsi Othon de Saxe, Othon le Grand, qui reconstruisit à l'est du Rhin l'œuvre de Charlemagne et ceci en trois étapes : roi de Germanie à Aix-la-Chapelle, roi d'Italie à Pavie et empereur à Rome le 2.2.962. Son épouse se nommait Adélaïde, sainte Adélaïde, fille de Rodolphe II, roi de Bourgogne transjurane, et de la reine Berthe. Sainte Adélaïde fut l'âme du Saint Empire. Elle en avait réalisé le sens et comprit la mission. Elle introduisit Cluny en Germanie et, par Cluny, l'influence française. Elle survécut à son mari et put guider son fils, Othon II. À la mort de ce dernier, ce fut le mystique Othon III qui devint empereur, sous la régence d'Adélaïde encore. "Conseillé par sa grand-mère, il se mit lui-même à l'école de Gerbert, archevêque de Reims, et le pria de venir extirper en lui "toute la brutalité de sa nature saxonne". Gerbert devint le pape Sylvestre Il. Le jeune Othon, pour demeurer auprès de lui, décida de se fixer à Rome sur l'Aventin Au titre d'Imperator augustus Romanorum", il ajouta celui d'humble serviteur des apôtres. L'idéal d'Othon III - celui d'Adélaïde - était une confédération de tous les princes chrétiens au milieu desquels il n'eût été que le "primus inter pares". Il mourut à 22 ans ; son cousin Henri II lui succéda en 1002. Couronné empereur en 1014, il travailla de concert avec le pape Benoît VIII pour la réforme de l'Église en Occident. "Jamais empereur et pape ne se sont si bien entendus. Jamais non plus empereur ne comprit mieux l'Église… Malheureusement le pape et l'empereur moururent tous deux en 1024. Avec Henri II s'éteignait la grande dynastie saxonne. Il fut canonisé en 1146 avec son épouse Cunégonde" (3).

Pendant ce demi-siècle que dura la dynastie saxonne, l'invasion hongroise fut arrêtée ; les Hongrois eux-mêmes se convertirent au catholicisme avec leur roi Waïc qui sera saint Étienne. Les Polonais puis les Tchèques se convertirent également. "Au lieu d'être menacé à l'Est, l'Occident s'y était avancé, il se sentait désormais couvert par de grands royaumes catholiques. L'Eglise, sans être encore soumise à une réforme fondamentale, avait été restaurée, la papauté relevée. La civilisation occidentale prenait cette courbe ascendante dont le sommet sera le treizième siècle". (3)

Après les Ottonides, saxons, ce fut la dynastie franconienne qui accéda à l'empire avec Henri III, Henri IV et Henri V qui mourut en 1125. Puis vinrent les Hohenstauffen de 1138 à 1268 ; et parmi eux Frédéric Barberousse et Frédéric II. Après eux s'ouvre le Grand Interrègne qui durera pendant 20 ans jusqu'en 1273 ; Rodolphe de Habsbourg y mettra fin.

Ce bref rappel historique peut sembler inopportun ; il ne l'est pas, car il montre le cadre dans lequel s'est pour une part préparé le Pacte de 1291 qui est un aboutissement autant qu'un commencement.

Ce cadre, c'est donc celui du Saint Empire. Aux yeux de la chrétienté d'alors, l'empereur est l'avoyer de l'Église. (avoyer : titre de premier magistrat dans certains cantons suisses)." Comme tel, il doit maintenir les peuples dans l'obéissance chrétienne, exécuter les décrets du Saint-Siège, propager la foi parmi les infidèles. Il reçoit du Pape le glaive, le globe, la couronne et l'anneau, symbole de foi. Il porte les titres de "chef de la chrétienté", "chef temporel des fidèles", "défenseur et avocat de l'Église chrétienne", "protecteur de la Palestine et de la foi catholique". Dans le Saint Empire, il est le supérieur des rois ; aucun pouvoir politique n'est légitime sans lui. Il peut affranchir les cités et les peuples, les placer sous son obédience directe, c'est ce que l'on appelle l'immédiateté. "Cette doctrine des deux pouvoirs universels n'a correspondu, ne pouvait correspondre que par intermittences à la réalité. Il fallait pour cela que l'empereur et le pape soient d'accord. Cela n'arriva guère que sous le règne de Charlemagne, d'Othon III et des premiers Henri. Néanmoins elle était implantée dans les esprits comme la seule conception, à la fois divine et logique, de la Société ; elle parlait aux coeurs comme un idéal vers quoi ils ne devaient cesser d'aspirer". (4)

 

Les Waldstaetten

Cette conception était celle des Waldstaetten, avant comme après le pacte de 129 1.

Qui étaient au fait ces Waldstaetten ? C'était de très petites communautés dans le Saint Empire. Elles n'étaient pas uniques en leur genre ; des Alpes au Jutland, des Frises à la Bohême, d'autres communautés existaient, semblables à elles.

Pour comprendre de Moyen âge et le contexte du pacte de 1291, il nous faut chasser de nos esprits les idées de nation, d'État, de politique qui surgiront bien plus tard. "La carte du Saint Empire, au XIIIe siècle nous donne l'impression d'un kaléidoscope. C'est le manque le plus complet non seulement d'unité, mais surtout d'ordre politique. Enchevêtrement de souverainetés féodales, petites ou grandes, ecclésiastiques ou laïques, de villes libres, de communautés, de droits et de servitudes, d'intérêts et de conflits, tels qu'on s'y perd en essayant de s'y débrouiller. Et ce qu'était le Saint Empire, la France, l'Angleterre, l'Espagne l'étaient aussi, bien qu'à un degré moindre, puisqu'il s'y formait des dynasties héréditaires, des rois autour desquels la nation, peu à peu, allait se cristalliser" (4).

Une note propre au Moyen âge est donc son particularisme. Mais il ne faut pas perdre de vue que c'est là une moitié de la réalité. L'autre moitié, c'est l'unité religieuse. Le contraire pourrait-on dire de notre époque où nous connaissons l'unité politique, les États, jusqu'au totalitarisme, mais où coexistent les philosophies les plus disparates et les systèmes de pensée les plus antagonistes.

Pour le Moyen âge au contraire, diversité extrême au niveau des modes de vie, mais communion totale de pensée au niveau des questions essentielles.

Les Waldstaetten formaient donc des communautés tranquilles vivant à l'écart sans cependant être isolées.

Un événement va les mettre en lumière : la création de la route du Saint-Gothard par la construction d'un pont audacieux jeté au-dessus des gorges abruptes de la Reuss, les Schoellenen. De ce jour une liaison nord-sud était ouverte qui mettait en communication directe la plaine du Pô et toute l'Italie avec les Allemagnes et les pays traversés par le Rhin. C'était aux environs de l'an 1190. Une circulation intense emprunta cette nouvelle artère qui prenait une importance européenne. Importance économique par la facilité qu'elle offrait aux marchands ; importance religieuse, car elle permettait le passage des pèlerins venus de Germanie et même de Scandinavie vers Rome ; importance politique enfin car elle créait une liaison directe entre les deux parties du Saint Empire : La Germanie et l'Italie.

Les Waldstaetten se trouvaient être les gardiens, au nord, de ce passage si important.

À ce point il faut évoquer un autre élément : à partir de 1075 en effet le Saint Empire est divisé par la Querelle des Investitures. Les papes revendiquaient le droit exclusif d'investir les évêques de leur charge tandis que les empereurs entendaient se réserver ce droit puisque les évêques étaient en même temps des seigneurs féodaux. Tout le monde a en mémoire Canossa qui marque un épisode de cette lutte. Le royaume de Germanie fut ainsi précipité dans une anarchie dont les Grands Dynastes profitèrent au détriment de l'autorité impériale. Frédéric Barberousse put ramener la paix durant un demi-siècle et restaurer son pouvoir ; mais à sa mort en 1190 les mêmes dynastes que Frédéric ler avaient contenus se remirent à l'œuvre pour se tailler de nouveaux territoires. La Maison des Habsbourg en particulier avait des visées sur les Waldstaetten et à travers eux sur le Saint-Gothard.

Cette raison amena Frédéric II à placer Uri sous l'immédiateté impériale par une charte du 26 mai 1231. Neuf ans plus tard, Schwytz obtint une lettre rédigée en décembre 1240 par laquelle l'empereur la prenait sous sa protection spéciale.

C'est à cette date que se situe une première alliance des Waldstaetten que le pacte de 1291 évoque expressément quand il dit vouloir "renouveler l'acte de l'ancienne alliance corroborée par un serment".

En 1250 Frédéric Il meurt. Conrad IV lui succède mais meurt à son tour. Quatre ans plus tard s'ouvre le Grand Interrègne, le "terrible temps sans empereur" comme on disait dans les Allemagnes, dans les Waldstaetten plus qu'ailleurs.

Il va durer presque 20 ans. C'est en 1273 seulement que Rodolphe, le premier Grand Habsbourg, est nommé roi de Germanie. On eut tôt fait de reconnaître en lui l'homme nécessaire, l'empereur qu'on attendait. De fait il tint bientôt en ses mains tous les pouvoirs impériaux ; il mit fin au Grand Interrègne et, en octobre 1275 rencontrait à Lausanne le souverain Pontife Grégoire X pour conclure un accord qui terminait l'inexpiable querelle entre les deux pouvoirs.

Rodolphe va essayer de mater la féodalité sans négliger sa propre Maison des Habsbourg. Il confirma les franchises d'Uri, reconnut l'immédiateté des Schwytzois, leur donna une bannière qui est l'origine du drapeau Suisse et leur accorda le privilège de ne jamais être jugé par un non-libre.

La Société médiévale était en effet divisée en deux grandes classes : les libres et les non-libres. Or, les Waldstaetten étaient constitués essentiellement de paysans libres et d'une élite représentée par la petite noblesse. En théorie, un fils de paysan libre pouvait épouser la fille d'un noble sans qu'il y eût mésalliance alors que, s'il épousait la fille d'un paysan non-libre, il perdait sa liberté pour lui-même et pour ses descendants. En théorie encore, un paysan libre pouvait être candidat à l'empire puisque les deux seules conditions étaient d'être libre et baptisé. Enfin, grâce à l'immédiateté impériale, les paysans libres avaient le droit de souveraineté sur leur propre territoire, ce qui les faisait hiérarchiquement passer avant les petits nobles et les chevaliers lors des diètes impériales. Le symbole de cette souveraineté était la bannière carrée. Voilà pourquoi ils se disaient fièrement "aller Fürsten Genoss", égaux de tous les princes, ce qui n'était pas l'expression démagogique d'un sentiment d'égalité, mais l'expression aristocratique d'un état juridique, d'une situation sociale.

Quelle est maintenant la cause prochaine du pacte de 1291 ? C'est la mort de Rodolphe le 15 juillet 1291 à Spire.

La malice des temps dont parle notre texte, c'est le décès de l'empereur et l'inconnu lourd d'incertitudes qu'il engendre. C'est la menace sur leurs libertés, leurs biens, leurs personnes. Cette menace s'incarne plus spécialement en cette Maison de Habsbourg qui a des visées sur eux. Ils se sentent isolés, livrés à eux-mêmes.

 

Ils décident ainsi de renouveler l'alliance et de s'engager par serment.

Cette alliance est plus qu'un traité, plus même qu'une alliance. À cause du serment. Un traité n'avait qu'une valeur conventionnelle, une alliance pouvait n'être que temporaire ; une confédération devait durer "s'il plaît à Dieu, perpétuellement'Supra scriptis statutis pro communi utilitate salubriter ordinatis, concedente Domine, in perpetunum duraturis" dit notre texte. Dans le mot de Confédération, il y a en effet le foedus, le serment. -Il faut, dit Régine Pernoud (5) entendre serment au sens étymologique : sacramentum, chose sacrée. On jure sur les Évangiles, accomplissant ainsi un acte sacré, qui engage non seulement l'honneur, mais la foi, la personne entière. La valeur du serment est alors telle, et le parjure si monstrueux, que l'on n'hésite pas à s'en tenir à la parole donnée dans des cas extrêmement graves, par exemple pour faire la preuve des dernières volontés d'un mourant, sur la foi d'un ou deux témoins. Renier son serment représente dans la mentalité médiévale la pire déchéance".

Cet engagement par serment, c'est le lien féodal qui unissait inférieur à supérieur, protégé à protecteur, mais qui pouvait aussi unir des égaux. Chacun, dans ce cas, jurait à la fois protection et fidélité à chacun. C'était la vieille devise des corporations : c'est la devise de la Suisse : "Un pour tous, tous pour un".

 

LE PACTE DE 1291

Et maintenant, lisons la première partie du pacte, rédigé en latin, et dont voici la traduction :

 

"Au nom du Seigneur, amen. C'est accomplir une action honorable et profitable au bien public que de confirmer, selon les formes consacrées, les conventions ayant pour objet la sécurité et la paix. Que chacun sache donc que, considérant la malice des temps et pour mieux défendre et maintenir dans leur intégrité leurs personnes, et leurs biens, les hommes de la vallée d'Uri, la communauté de Schwytz et celle des hommes de la vallée inférieure d'Unterwald, se sont engagés, en toute bonne foi, de leur personne et de leurs biens, à s'assister mutuellement, s'aider, se conseiller, se rendre service de tout leur pouvoir et de tous leurs efforts, dans leurs vallées et au dehors, contre quiconque, nourrissant de mauvaises intentions à l'égard de leur personne ou de leurs biens, commettrait envers eux ou l'un quelconque d'entre eux un acte de violence, une vexation ou une injustice ; et chacune des communautés a promis à l'autre d'accourir à son aide en toute occasion où il en serait besoin, ainsi que de s'opposer, à ses propres frais, s'il est nécessaire, aux attaques de gens malveillants et de tirer vengeance de leurs méfaits, renouvelant par les présents la teneur de l'acte de l'ancienne alliance corroborée par un serment, et cela sous réserve que chacun, selon la condition de sa personne, soit tenu, comme il sied, d'être soumis à son seigneur et de le servir.

"À l'époque de la chrétienté, tout pacte, à commencer par le nôtre était conservateur. Dérivé de la théologie, le droit médiéval s'affirmait immuable. L'esprit de nouveauté n'avait aucune prise sur les esprits : il y avait même un crime de "nouvelleté". Nul n'ignorait que le respect des droits acquis était la seule garantie des droits nouveaux.

"Dieu est mon droit" : cette devise féodale résume l'esprit de ces temps. "Dieu premier servi" dira plus tard Jeanne d'Arc. Mais le droit devait être second servi dans une société où chacun, du serf à l'empereur, avait son droit. Attaquer le bon droit d'un autre, l'en frustrer, était un acte coupable, même un crime. Défendre son droit, s'il le fallait, les armes à la main, était un acte légitime, même un devoir. Ajouter à son droit ancien un droit nouveau qui ne fût pas une -nouvelleté-, mais qui fût contenu en puissance dans le droit ancien, était aussi un acte légitime, même un devoir". (6)

Que chacun, dit le pacte, selon la condition de sa personne, soit tenu, comme il sied, d'être soumis à son seigneur et de le servir.

L'esprit qui inspire le pacte est celui du respect des droits de chacun en même temps que la manifestation de la volonté de s'unir pour défendre ses propres droits. C'est aussi l'esprit de la "Mahnung comme l'appelle G. de Reynold. Lorsqu'un membre se voit menacé, il a le droit d'appeler tous les autres à son secours, en leur adressant un avertissement solennel et pressant une Mahnung. Il suffit qu'un État confédéré déclare sous serment qu'il a besoin des autres pour que tous les autres soient tenus d'accourir à son secours sans avoir à examiner le bien fondé de cet appel, sans être justifiés à le faire.

Cet esprit de la Mahnung nous pouvons le voir en acte, deux siècles plus tard. Au soir de la victoire de Morat sur Charles le Téméraire ou le Hardi, les capitaines de Zurich adressaient au Conseil de leur ville ces mots : "Selon les ordres que vous nous aviez donnés de nous hâter, car les gens que Berne et Fribourg avaient mis dans Morat souffraient grande et dure détresse, nous avons fait battre les tambours et sonner les trompettes, puis nous nous sommes mis en chemin pour rejoindre nos Confédérés, en dix heures de temps, car il pleuvait et il y avait une mauvaise route tout encaissée. Mais nous avons tenu fidèlement notre parole et, après avoir pris peut-être deux heures de repos, bien que toujours il plût très fort, chacun s'est levé ; on s'est mis en ordre de bataille et on a marché à l'ennemi au nom de Dieu".

Ajoutons que la guerre contre le duc de Bourgogne fut déclarée par les Suisses au nom de l'Empire.

Ce pacte de 1291 sera renouvelé, confirmé, amplifié encore en 1315 au lendemain de la victoire de Morgarten. Ce sera le pacte de Brunnen du 9 décembre 1315, que nos pères tenaient d'ailleurs pour plus important que celui de 1291.

 

En voici le début :

"Au nom de Dieu, Amen 1 Comme la nature humaine est faible et fragile, il arrive que ce qui devait être durable et perpétuel soit bientôt facilement livré à l'oubli ; c'est pourquoi il est utile et nécessaire que les choses qui sont établies pour la paix, la tranquillité, l'avantage et l'honneur des hommes, soient mises par écrit et rendues publiques par des actes authentiques.

Ainsi donc, Nous d'Uri, de Schwytz et d'Unterwald faisons savoir à tous ceux qui liront ou entendront ces présentent lettres, que prévoyant et appréhendant des temps fâcheux et difficiles, et afin de pouvoir mieux jouir de la paix et du repos, défendre et conserver nos corps et nos biens, nous nous sommes mutuellement promis de bonne foi et par serment, de nous assister réciproquement de conseils, de secours, de corps et de biens, et à nos frais, contre tous ceux qui feront ou voudront faire injure ou violence à nous et aux nôtres, à nos personnes ou à nos fortunes, de manière que si quelque dommage est porté à la personne et aux biens de l'un d'entre nous, nous le soutiendrons, pour qu'à l'amiable ou par justice, restitution ou réparation lui soit faite.

 

De plus, nous promettons par le même serment qu'aucun des trois Pays et nul d'entre nous ne reconnaîtra qui que ce soit pour son seigneur, sans le consentement et la volonté des autres. Du reste, chacun de nous, homme ou femme, doit obéir à son seigneur légitime et à la puissance légitime en tout ce qui est juste et équitable, sauf aux seigneurs qui useront de violence envers l'un des Pays, ou qui voudront dominer injustement sur nous, car à tels aucune obéissance n'est due jusqu'à ce qu'ils se soient accordés avec les Pays . . . Nous convenons aussi entre nous, que nul des Pays, ni des Confédérés ne prêtera serment et ne rendra hommage à aucun étranger sans le consentement des autres Pays et Confédérés ; qu'aucun Confédéré n'entrera en négociation avec quelque étranger que ce soit sans la permission des autres Confédérés, aussi longtemps que les Pays seront sans seigneur. Que si quelqu'un de nos Pays trahit leurs intérêts, viole ou transgresse un des articles arrêtés et contenus dans le présent acte, il sera déclaré perfide ou parjure, et son corps et ses biens seront confisqués au profit des Pays .

 

Les Confédérés dans la chrétienté

Ce qui ressort donc d'un examen des faits ne ressemble en rien à la légende qui nous dépeint les premiers Confédérés comme des révolutionnaires ou des faiseurs de putschs ou de pronunciamentos.

C'était des chrétiens de cette chrétienté médiévale qui vivaient à l'unisson d'une même foi ; c'était des hommes qui, respectant les droits légitimes des autres, entendaient faire respecter les leurs ; connus, loués pour leur fidélité à cette grande idée chrétienne de l'Empire, ils se lient par serment pour assurer en commun leur défense dans ce monde extrêmement troublé et plein d'insécurité

 

Qu'est devenu le Saint Empire au XIIIe siècle ? Le pacte de 1291 et celui de 1315 qui le renouvelle et le consacre sont l'expression de cet esprit chrétien et impérial. Ils consacrent une évolution qui s'est poursuivie depuis la fin du IXe siècle en tout cas.

Ce même esprit qui a présidé à ces pactes va se retrouver dans les alliances ultérieures.

On l'a vu, le Grand Interrègne avait provoqué une éclosion de confédérations et de ligues ; cette immédiateté qui avait été accordée aux Waldstaetten, l'empereur l'avait reconnue à beaucoup de villes : à Berne en 1223, à Bâle en 1264, à Saint-Gall en 1272, à Soleure en 1280 et la liste pourrait s'allonger. Aucune de ces cités ne voulait retomber dans la puissance d'un Seigneur. Au XlVe siècle vont se multiplier les pactes et les alliances entre les Waldstaetten et d'autres communautés; tous ces traités sont engendrés par un même esprit : s'unir pour se défendre mais dans le respect des droits. En veut-on un exemple ? Voici une clause de Pacte du 1.5.1351 avec Zurich :

"Nous, précités de Zurich, avons nous-mêmes réservé et excepté les services que nous devons à notre maître le roi et au Saint Empire romain, selon une antique et louable habitude. En outre, nous avons excepté pour nos Confédérés les alliances, promesses et revendications que nous avons faites avant cette alliance. Nous, précités, de Lucerne, Uri, Schwytz et Unterwald, nous avons nous-même excepté les promesses et alliances que nous avons fait autrefois entre nous et qui doivent aussi passer avant cette alliance-ci. Nous avons aussi réservé et excepté les services que nous devons -à notre sérénissime 'Seigneur le roi et au Saint Empire, selon une antique et louable habitude".

Lucerne conclut l'alliance en 1332, Zürich en 1351, Zoug en 1352. Quant à Berne, il ne s'alliera qu'avec les Waldstaetten en 1353. Glaris enfin ne sera définitivement admis qu'en 1389, après une première alliance en 1352.

Nous avons ainsi les huit cantons qui seront parties au Convenant de Stans dont nous célébrons cette année le 500e anniversaire. C'est la première fois que les huit cantons manifestent une volonté commune. Ils le font sur l'inspiration de saint Nicolas de Flüe qui put ainsi empêcher une crise grave qui opposait les cantons villes et les cantons campagnes. À cette date, Fribourg et Soleure sont admis dans l'alliance mais sans obtenir les mêmes droits que les huit cantons.

Trois autres cantons, Bâle, Schaffhouse et Appenzell viendront encore agrandir l'alliance avant le premier grand drame où notre pays faillit sombrer : la Réforme. La Confédération des XIII cantons qui durera inchangée jusqu'à la Révolution française se divisa en deux camps qui en vinrent finalement aux armes.

La paix confessionnelle ne sera définitivement établie que par la Paix d'Aarau, le 11 août 1712, grâce à l'intervention décisive de la France.

Au cours de cette période de deux siècles et demi qui s'étend du début du XVIe siècle à la Révolution, la Suisse se détachera définitivement et totalement de l'Empire après les guerres de Souabe et le traité de Westphalie (1648) ; elle verra au cours du XVIle siècle s'instaurer dans les villes un régime aristocratique : le Patriciat. Dans les cantons campagnards se tiennent les Landsgemeinde où seuls les bourgeois sont admis.

Puis surgit la révolution française. En 1798, l'armée française envahit la Suisse qui, ne trouvant plus sa cohésion, succomba rapidement. La France impose une constitution calquée sur la sienne qui transforme la Confédération des XIII cantons en une République Helvétique. Lui succédera en 1803 et pour dix ans, l'Acte de Médiation imposé par Napoléon. Puis ce sera la Restauration patricienne, le Sonderbund, et les deux Constitutions de 1848 et 1874, cette dernière nous régissant encore.

J'ai décrit succinctement l'origine de la Suisse des XIII cantons. Mais c'est l'histoire de chaque canton qu'il faudrait retracer pour comprendre l'originalité de chacun. Mais quelle que soit l'histoire particulière de chacun d'eux, ce qui est vrai, c'est qu'à un moment de leur histoire ils sont entrés dans l'Alliance avec l'esprit qui était celui de l'Alliance.

Si nous embrassons d'un même regard l'ensemble de notre histoire, nous constaterons que ce que l'on appelle la vieille Suisse a duré cinq siècles, autant que l'Empire romain, d'Auguste à Théodose. La Suisse actuelle ou la Suisse moderne n'a qu'un siècle et demi d'existence, et ceci devrait la rendre modeste.

 

 

 

La démocratie

On parle tout uniment de la "démocratie suisse" comme d'une constante qui caractériserait la vie de notre pays, de ses débuts à nos jours. Comme si l'identité du mot correspondait à une identité de la chose. »

Cela n'est point.

Les faits démontrent que la Suisse s'est construite sur le principe de ce que nous appelons le fédéralisme.

De petits États se sont fédérés pour conserver leur autonomie, leur personnalité, leurs droits. Ils n'ont pas conclu un simple contrat temporaire mais se sont engagés par un serment garanti par la foi et l'honneur.

 

On ne saurait dès lors parler d'une "démocratie suisse" à propos de l'ancienne Confédération. Parce qu'il n'existe que des cantons pleinement souverains et réglant leur vie politique chacun à sa manière. Et l'on peut parler non pas d'un régime suisse mais d'autant de régimes qu'il y a de cantons.

Les cantons montagnards et campagnards possédaient leurs assemblées de citoyens, les Landsgemeinde qui sont l'expression la plus immédiate de la vieille Suisse. Cette assemblée constitue l'autorité suprême de l'État. Parce que la Landsgemeinde était chose importante et digne, elle était entourée de cérémonie d'une solennité qui s'accordait à sa valeur. Chaque citoyen qui y prenait part - et c'était son devoir d'y assister - s'y montrait armé de l'épée de l'homme libre, du soldat. La Landsgemeinde s'ouvrait par une prière et était close par une prière. Par là se trouvait affirmée la conviction que non seulement l'individu dans sa vie privée, mais l'État dans sa vie publique dépend de l'aide et de la protection de Dieu. Par là se trouvait affirmée aussi la conception de l'ancienne Confédération selon laquelle, au-dessus du peuple libre réuni pour exercer des droits souverains, existait une autorité supérieure, l'autorité de Dieu qui était reconnue immédiatement avant et après l'assemblée en un acte officiel. L'ancienne démocratie suisse n'est pas fondée sur l'absolue souveraineté du peuple. Elle reconnaissait au-dessus de la puissance de l'État et de la souveraineté du peuple, la puissance et la souveraineté du divin Créateur.

Il faut souligner aussi que le nombre des citoyens qui possédaient des droits complets, qui avaient droit de vote et part au gouvernement était limité, même dans les Landsgemeinde. Seules en effet les familles enracinées depuis longtemps dans le pays pouvaient y participer et revêtir une charge. Ceux qui n'appartenaient pas à une vieille famille du pays en étaient exclus.

Relevons encore la stabilité et la force de l'autorité de l'Amman qui était désigné pour diriger les destins de la Communauté. Élu pour une année, il devait à la fin de son mandat rendre compte de son administration ; les listes d'amman montrent cependant que la réélection était de règle parce que le peuple choisissait des personnalités fortes ; dans la plupart des cantons se constituèrent des familles de chefs et ceci n'était pas jugé incompatible avec la démocratie. Parce que l'on avait, en sus de la conscience de ses droits et de ses devoirs, le sens de la valeur de la tradition.

Si dans les campagnes se déroulaient annuellement les Landsgemeinden, dans les villes ce furent les Conseils qui présidèrent aux destinées de la cité. Mais dans le même cadre religieux, dans la même conception de la soumission de l'autorité et des lois à Dieu. Sur ce point la Réforme n'a pas amené une division des Confédérés.

On ne saurait passer sous silence ce fait capital. Dans l'ancienne Confédération l'accent est mis sur la famille, sur la lignée, sur les corporations ; toute une série de Communautés (famille - corporations - communes, etc.) abritent l'individu, lui servent de protection et de cadre de vie et d'action.

Il ne s'agit pas d'idéaliser des situations ; à ces époques comme à tout âge de l'humanité se sont produits des troubles, des divisions, des conflits d'intérêts, des violences ; les moteurs en sont toujours les mêmes et quelqu'un le résumait en disant que partout où il y avait des hommes il y avait de l'hommerie. Mais il est certain qu'il y a encore beaucoup plus d'hommerie dans les cités des hommes quand n'y est pas reconnue publiquement l'autorité de Dieu et de ses commandements. L'exemple de cette vérité n'est pas à rechercher dans le Moyen âge mais dans notre monde moderne.

 

La Suisse moderne

Passons à la Suisse moderne, à la démocratie suisse actuelle.

Il est indubitable qu'il a manqué à l'ancienne Confédération un pouvoir central permanent. Cette absence a causé sa faiblesse et finalement sa perte. Il faut un toit à toute construction.

De ce point de vue une lacune a été comblée.

Il reste à juger le nouvel édifice.

Notre système actuel présente cette particularité de voir coexister deux sortes d'éléments : ceux qui nous viennent de notre histoire et ceux qui, à partir de la Révolution française, se sont insérés dans les institutions de tous les pays.

Ces deux sortes d'éléments sont antagonistes et leur coexistence n'est pacifique que dans l'abstraction. À la longue elle n'est pas viable.

 

Expliquons-nous.

Notre originalité qui nous vient de notre histoire c'est, on l'a vu, le fédéralisme que l'on peut définir comme la forme politique dans laquelle plusieurs petits États ou cités, afin de mieux défendre leur existence, maintenir leur indépendance et promouvoir leurs intérêts communs, consentent à sacrifier une part de leur souveraineté pour établir un pouvoir central, dirigeant et suprême". (7)

Le fédéralisme, ce n'est ni le régionalisme ni la décentralisation, parce que les deux ne sont que des concessions administratives accordées par un pouvoir central préexistant. C'est ce pouvoir qui confère aux régions une existence légale, et c'est de lui qu'elles dépendent. Dans le fédéralisme au contraire, des États souverains créent un Pouvoir central et lui sacrifient librement une part de leur souveraineté : le pouvoir central est une émanation du pouvoir des cantons ; il leur est postérieur et peut être modifié en tout temps par un nouvel accord entre les membres, dont l'alliance cependant ne saurait être temporaire par définition. Un sain fédéralisme requiert un équilibre entre le pouvoir central et les États qui l'ont constitué comme leur commun fédérateur.

Si le pouvoir central devient trop fort il fera disparaître les États fédérés en un système centralisé ; s'il est trop faible, l'ensemble se désagrégera.

Le pouvoir central doit donc ne point trahir sa mission ; il ne doit point se substituer au gouvernement intérieur de chaque État mais il doit être fort dans son domaine qui est, à l'extérieur, celui de la défense et des relations avec les autres États, et à l'intérieur, celui du respect du pacte fondamental.

Cette constante de notre histoire, nous en trouvons des éléments encore dans notre régime actuel : chaque canton possède son histoire d'abord, sa Constitution, son gouvernement, son Parlement, son organisation judiciaire, son droit administratif, ses finances et sa police. Il n'y a pas de droit de cité suisse ; celui-ci s'acquiert auprès d'une commune et est ratifié par le canton, ce qui entraîne par le fait même le droit de cité suisse. L'école primaire et secondaire relève entièrement des cantons, et les universités de Bâle, Berne, Fribourg, Genève et Lausanne sont cantonales.

 

On pourrait prolonger l'énumération et le bilan ne serait pas mince de ce que nous possédons encore et qui relève de l'esprit et de l'héritage de notre histoire. Ce serait folie de ne pas le discerner, car on n'y attacherait alors pas le prix suffisant pour le défendre.

Mais ce n'est là qu'un aspect de la réalité ; l'autre aspect, c'est l'incarnation dans le tissu social, dans les institutions, dans la législation de principes qui sont l'exacte négation et des constantes de notre histoire et surtout de la conception chrétienne de l'homme, de la société, de l'ordre naturel.

Négation des constantes de notre histoire : la Confédération, ai-je assez insisté, c'est l'alliance de nos cantons pour la défense commune, pour qu'ils puissent, par là, demeurer eux-mêmes, avec leur organisation, leur vie propre née aussi de leur histoire. Or, voici qu'en violation de ce pacte, de plus en plus fortement, insidieusement la plupart du temps, le pouvoir central tend à tout uniformiser : les cantons, la législation, les institutions. Il n'est, à ce sujet, que d'étudier le projet de révision complète de la constitution fédérale pour être édifié. C'est le droit chemin vers un État centralisé et unitaire : le renversement, réel mais non avoué jusque-là, devient constitutionnel : c'est le pouvoir central qui accorde aux cantons, qui leur abandonne, devrais-je dire, les oripeaux de souveraineté dont il n'estime pas utile de se parer.

Négation de la conception chrétienne de l'homme, de la société, de l'ordre naturel.

Alors que l'homme naît enraciné dans une famille, dans une terre, alors qu'il naît fils et héritier de tout ce qui l'a précédé, de tous ceux qui l'ont précédé (débiteur insolvable), alors qu'il ne peut vivre qu'enraciné dans des communautés de tous ordres, voici qu'on s'est mis à ne le voir que comme individu, détachable et détaché de son milieu, autonome, sans père ni mère, sans Dieu ni maître.

"Accorder à l'individu, à l'homme seul, détaché de son milieu, une autonomie absolue ; lui attribuer une valeur intrinsèque, supérieure à toutes les valeurs de l'ordre social ou moral ; faire ainsi de l'individu l'unité de la société, de la nation, de l'Etat, en supprimant les intermédiaires : voilà l'individualisme. Poussé plus loin - jusqu'à ériger la conscience individuelle en source de toute vérité, en norme de toute morale, jusqu'à la transformer en une morale autonome, jusqu'à la rendre créatrice de l'univers et de Dieu, jusqu'à douter même de la réalité qui l'entoure et l'individualisme s'exagère en subjectivitisme. L'homme est donc la mesure de toute chose ; tout se ramène à l'homme et tout émane de lui, de l'autorité politique aux concepts métaphysiques ; individualisme égale ainsi humanisme, Mais celui-ci déplace le centre de l'univers pour le fixer dans l'homme. Comme le remarquait déjà Philippe Monnier, il est la négation du phénomène chrétien.

En effet, il substitue l'homme à Dieu; il assigne à l'homme pour fin le bonheur terrestre par l'affranchissement de l'esprit et la domination de la matière. Individualisme, après avoir égalé humanisme, égale enfin anthropocentrisme. Tous ces mots en "isme" expriment des idées qui se sont répercutées dans les faits politiques et sociaux, La force des faits, correspondant à la logique des idées, a poussé l'individu et la société jusqu'aux extrêmes conséquences de la révolution moderne, puisque l'époque moderne ne fut qu'une seule et même révolution…

La conception moderne de l'homme, la conception individualiste, aboutit inévitablement, dès qu'elle est répercutée dans les faits, à la loi du nombre, au système majoritaire, à la centralisation, à l'étatisme et, plus loin encore, au suicide et à la disparition de l'individu dans le collectif. Quand on a, par individualisme, atomisé la société, il arrive un moment où les atomes sa coagulent : le régime de masse". (7)

 

Dieu, clé de voûte

Philippe Etter qui fut Conseiller fédéral c'est-à-dire Ministre de l'Intérieur pendant 25 ans (1934 1959) et plusieurs fois Président de la Confédération publiait, l'année même où il fut élu, une étude sur la démocratie suisse : "Si la démocratie doit être sauvée et restaurée, il faudra que tout le poids de la réforme porte, non sur une révision de la forme, mais bien sûr une transformation de ceux qui incarnent le pouvoir et la puissance ; il faudra que tout le poids porte sur une transformation spirituelle du peuple. Le matérialisme ne peut être vaincu soit dans l'être intérieur, soit au point de vue intellectuel, qu'en rattachant la vie privée et la vie publique au monde surnaturel. Une démocratie saine et viable suppose nécessairement un peuple croyant et religieux. J'ai l'intime conviction que la démocratie ne peut être sauvée que si nous parvenons à la transformer en démocratie chrétienne (ce qui ne veut pas dire, c'est moi qui le précise, dirigée par la DC) et à ramener le peuple, dans sa vie privée comme dans la vie publique, à croire à la divinité de Jésus-Christ et à une vie éternelle… La morale et la foi chrétienne constituent les bases spirituelles de notre ordre social et la démocratie, précisément à cause de l'importance du peuple dans une démocratie, est intéressée par-dessus tout au maintien de ces bases, plus même que toute autre forme de constitution" (8).

Comme le dit Philippe Etter encore : "La meilleure forme de Gouvernement pour un pays est celle qui correspond à l'histoire de ce pays, à sa tradition, aux dispositions intérieures de son peuple et à la mission spéciale dans la vie des peuples".

Pour notre pays, c'est la démocratie, non la barbare, celle dans laquelle l'homme s'adore, mais la chrétienne, celle dans laquelle Dieu est la clef de voûte de l'édifice.

 

C'est pourquoi nous lui adressons cette prière des 23 Jouables cantons :

"Si nous sommes les Confédérés, c'est parce que nous avons juré devant votre Croix, sur la foi et sur l'honneur, notre alliance afin qu'elle dure, s'il plaît à Dieu, perpétuellement…

Vous êtes, Seigneur, le témoin de cette alliance, le sceau de nos pactes, le lien de notre faisceau…

Nous vous demandons la paix, non point celle que nous promettent en vain les hommes, mais la vôtre, qui est la paix des cœurs lorsqu'ils acceptent votre volonté.

Nous vous demandons la liberté, non pas celle que les lois humaines proclament, mais celle que Vous posez devant nous comme une échelle d'or afin de gravir jusqu'à Vous…

Dissipez la confusion de nos esprits par la clarté de Votre Esprit ; que votre Verbe inspire rios discours, votre Sagesse nos actes et votre Décalogue nos lois.

Que nous demeurions comme vous avez voulu que la terre et l'histoire nous fissent : unis dans notre diversité, harmonisés dans nos différences, fraternels dans nos libertés.

Laissez à nos cantons leurs couleurs et leurs bannières, à nos cités leurs visages, à nos paysages leur beauté.

Sur les sommets de nos montagnes, sur les têtes de nos collines, sur la crête de nos forêts, sur les tours de nos cités, sur les clochers de nos églises, sur les toits de nos maisons, répandez votre bénédiction avec la douceur et l'abondance de la neige, quand, après la bise noire, elle se met lentement à tomber.

Et, après qu'elle est tombée longtemps et qu'elle a tout recouvert, voici que l'azur se découvre et le soleil se répand.

Répandez ainsi votre lumière sur nos sommets et qu'ils nous apprennent à monter chaque jour plus haut vers vous", (9)

 

Notes

1 Introduction à "Sens et mission de la Suisse" Par Philippe Etter 1942, Editions du Milieu de Monde, Genève.

2. Gonzague de Reynold : "D'où vient l'Allemagne"

P. 90,1939 Plon.

3. D'où vient l'Allemagne P.99 - 104

4. Gonzague de Reynold "La démocratie suisse" P. 89 - 90.

5. Lumière du Moyen âge, p. 34 Grasset 1981.

6. Gonzague de Reynold raconte la Suisse et son histoire".

p. 72 Pavot Lausanne, 1965

7. Gonzague de Reynold : "Conscience de la Suisse" P. 85 à 100.

8. "Sens et mission de la Suisse" par Philippe Etter.

9. Gonzague de Reynold "Grandeur de la Suisse".

 

Roger Lovey

(Texte de la conférence prononcée le 8 novembre 1981, au Congrès "xLe redressement intellectuel et moral". Le présent texte, de la main de l'auteur, comporte quelques passages qui n'avaient pas été lus le 8.11.81, faute de temps).