LA REFORME DES PRINCIPES EN ÉCONOMIE

Je ferai d'emblée remarquer que le sujet qu'il m'est donné de traiter ici n'est pas des plus faciles et qu'il est dans tous les cas relativement terre à terre : les problèmes économiques devraient être ceux qui comptent le moins pour les hommes, alors qu'aujourd'hui, en réalité, à cause du matérialisme ; ambiant, ce sont ceux qui comptent le plus. Il faut cependant les envisager tels qu'ils sont, dans une perspective réaliste. B n'est pas dans mes intentions de vous offrir à mon four des remèdes miracles, de vous montrer ce que l'économie doit être : c'est déjà beaucoup de montrer ce qu'elle peut être. Car enfin, les hommes étant ce qu'ils sont, et la perfection n'étant pas de ce monde, il serait déjà fort appréciable d'apporter dans la mécanique du monde quelques modestes améliorations, surtout si certaines s'avèrent durables. Dans les notes qu'il a rédigées à la fin de sa vie, Marc-Aurèle, qui était philosophe et empereur de surcroît - deux tâches qui se cumulent difficilement - prend à partie les théoriciens et les philosophes de la politique de son époque qui croyaient possible la réalisation de la République idéale de Platon, et il va jusqu'à les traiter de "petits morveux" : de la part d'un homme aussi modéré, le reproche est plutôt grave. Et il poursuit en disant : "Après vingt ans d'empire dans des circonstances difficiles, c'est déjà beaucoup d'apporter quelques petites améliorations". Un tel propos rejoint le nôtre.

 

 

 

 

QU'EST-CE QUE L'ÉCONOMIE ?

Avant de traiter le problème économique, il faut nous demander ce qu'est l'économie. Les définitions sont très nombreuses. Pour Jean-Baptiste Say, l'économie, "c'est la science qui a pour objet la connaissance des phénomènes concernant la production, la distribution et la consommation des richesses". Pour Charles Gide, "l'économie a pour objet, parmi les rapports des hommes vivant en société, ceux qui tendent à la satisfaction de leurs besoins matériels et au développement de leur bien-être". Remarquons au passage le caractère éminemment ambigu du mot "bien-être" : il y a parfois opposition entre le bien-être et l'être tout court. Autrement dit, on est d'autant mieux qu'on est moins ; cela arrive notamment lorsque les biens spirituels sont sacrifiés aux biens matériels ; nous aurons à y revenir. Pour Carmine, l'économie "c'est la connaissance des phénomènes qui se rapportent à la distribution des richesses. On appelle richesse tout ce qui possède une valeur d'échange". Cette dernière notion de "Valeur d'échange" nous montre déjà que l'économie déborde largement la réalité matérielle, la catégorie du nécessaire et de l'utile. Disons que l'économique englobe, à côté des biens matériels proprement dits, qui sont nécessaires à la survie de l'être humain (nourriture, vêtement, logement), tout le substrat matériel des biens moraux et spirituels. En d'autres termes, l'économique est présent partout. Par exemple dans la culture : bien que représentant une valeur immatérielle, celle-ci a pour véhicule et support matériel et économique tout l'ensemble des éditeurs et des libraires. Il peut d'ailleurs arriver que l'aspect économique, à savoir la valeur d'échange, l'emporte largement sur l'aspect culturel. C'est le cas de certains collectionneurs de livres très riches et très coûteux qui ne recherchent qu'à les revendre avec profit. sans même avoir pris la peine de les lire. La beauté est, elle aussi, un bien immatériel par excellence. Cela n'empêche pas l'existence des marchants de tableaux et de tous les ouvriers d'art qui en sont aussi le véhicule économique. Même la religion n'échappe pas à cette loi : la construction d'une église ou d'un monastère, par exemple, est aussi en partie un phénomène économique. Et n'y a donc pas de réalité humaine qui soit sans rapport avec l'économie. Un jour, une jeune fille enthousiaste m'a répliqué : "Si ! Il y a l'amour ! - "Une chaumière, un cœur : d'accord, lui ai-je répondu. Mais enfin, si humble que soit la chaumière, encore faut-il qu'elle existe". Et il n'y a pas de mariage sans un minimum de préoccupations économiques.

Ajoutez à cela l'interprétation très personnelle et subjective, une fois les besoins élémentaires satisfaits, que chacun se forge au sujet du bien économique : où finit le nécessaire ? où commence le confort ? et à quel stade le confort devient-il luxe ? Tout le monde, excepté chez les peuples faméliques, vit au-delà, sinon de ses moyens, du moins de ses besoins immédiats. Le superflu a tôt fait de devenir le nécessaire, sauf dans les moments d'urgence vitale ou de disette aiguë, qui restaurent la primauté du nécessaire. On cite volontiers l'histoire de ce voyageur perdu dans le désert qui aperçut soudain un sac abandonné. Espérant y trouver des dattes, il s'élance, l'ouvre et, à sa grande déception, il y trouve des diamants dont il n'a su que faire à cet instant.

Dans d'autres domaines, si l'on met en regard une robe de grand couturier et la nécessité de se protéger du froid, on peut mesurer l'écart intervenu. Il y a une part immense de la mode, de l'opinion, des conditionnements sociaux ou du caprice dans la détermination de la valeur économique.

Ainsi donc, toutes les fibres de l'humain se trouvent impliquées dans la réalité économique, : la valeur d'agrément, celle de nouveauté, qui jouent un rôle si grand dans la production et dans la consommation. Ces valeurs sont au-delà de l'économie, ce qui entraîne l'immense difficulté d'établir des lois fixes de l'offre et de la demande dès qu'on dépasse le secteur primaire de l'économie qui, lui concerne les biens rigoureusement indispensables. Il y a une infinie mobilité dans l'économie du superflu, et aussi une très grande difficulté de prospective : on ne sait pas ce qui réussira. Par exemple, un économiste américain avait attiré mon attention sur les difficultés qu'entraîne pour les Etats-Unis un accroissement de 10 % de la production du blé : il n'est pas commode d'amener les gens à consommer davantage de pain. Tandis que dans ce même pays la production de cosmétiques avait pu quintupler en quelques années sans inconvénients : il avait suffi de persuader aux femmes que de tels produits étaient nécessaires à leur beauté, à leur entretien et ainsi de suite.

J'ai également connu le jeune inventeur du produit "Ron-ron", l'aliment en boîte pour les chats. Il m'a dit qu'il avait vainement sollicité une vingtaine de banquiers pour qu'ils financent le lancement de son produit : ceux-ci objectaient que les gens avaient pris l'habitude de nourrir leurs chats avec les restes de leurs repas et que cette nouveauté ne s'imposerait jamais. Finalement, il trouva un banquier suffisamment perspicace pour se lancer dans cette entreprise. Au bout d'un an, les bénéfices étaient prodigieux. Ce jeune homme avait su deviner que les gens, gagnés par la paresse, préféreraient un produit tout fait à l'obligation de confectionner l'alimentation de leur chat. Son idée, apparemment stupide au départ, s'est avérée géniale, au moins du point de vue financier. On voit donc bien la difficulté de se livrer à des prévisions dans ce domaine. Nous reviendrons sur le problème que pose l'économie d'abondance, et qui est, il faut le reconnaître, la conséquence de l'économie de marché : en particulier la création des besoins superflus et même des faux besoins par la. mode, la publicité et l'esprit d'imitation, bref, 'la complexion singeresse des hommes" comme disait le bon Montaigne.

Évidemment, tout cela n'arrive pas. dans l'économie socialiste et dans l'économie gérée par l'Etat. Il suffit de se rendre dans les pays de l'Est pour voir que ces inconvénients sont supprimés. Un de mes amis, de retour de ces régions, me le faisait remarquer, quoiqu'il demeurât un peu scandalisé devant notre abondance. Finalement, ses impressions se condensèrent en cette formule, qui est assez juste : "l'économie libérale crée de faux besoins, mais l'économie socialiste ne répond même pas aux vrais besoins". Une remarque analogue m'a été faite par une amie, femme russe d'humble origine qui, dans des circonstances plus que pénibles, avait fini par trouver le moyen de quitter son pays pour gagner le monde libre. Elle me signalait donc à quel point les biens économiques les plus élémentaires pouvaient manquer là-bas : que l'on veuille bien me pardonner le caractère prosaïque de ce détail, le drame concerné ici le papier hygiénique. On en trouve, ou bien on n'en trouve pas. Si l'on en trouve, il est bon d'en acheter cent rouleaux. Quant à ceux qui n'ont pas pris cette précaution… il leur reste un exutoire, et c'est la Pravda ! J'ai été heureux d'apprendre que ce journal présentait au moins un aspect utile, ne fût-ce que celui-là. Je pourrais citer mille autres exemples qui sont malheureusement moins plaisants et nous permettraient d'apprécier par comparaison l'état où nous sommes.

 

LE FAIT ÉCONOMIQUE

Mais si nous considérons isolément le fait économique, nous soulignerons que l'économie a pour objet propre la production et l'échange de biens matériels et qu'elle a pour fin la distribution de ces biens en vue de répondre le mieux possible aux besoins et aux désirs de l'ensemble de l'humanité. Tout le monde est consommateur, et le consommateur est l'objet spécifique de l'économie. C'est une vieille loi que l'on oublie parfois lorsqu'on insiste trop sur les privilèges du travail ou sur ceux du capital, dans une époque grevée de tant d'idéologies politiques, morales ou religieuses qui détournent l'économie de son objet propre et bouleversent ses lois, à commencer par la suivante : on ne consomme que ce que l'on produit. Au fond, cela touche à l'idéal utopique du socialisme. Lénine a tout de même osé écrire que dans cet état de grâce permanent que serait la dictature du prolétariat, "tout le monde travaillerait selon ses forces et consommerait selon ses besoins". Connaissant la nature de l'homme, on ne peut s'empêcher de penser que les gens se découvriraient beaucoup moins de forces et beaucoup plus de besoins. Mais nulle réalité ne semble arrêter les plus folles utopies : Trotsky, bien qu'il fût un esprit supérieur, comme le révèlent ses écrits après sa brouille avec Staline, va jusqu'à déclarer que, dans le monde socialiste, n'importe quel citoyen aurait autant de génie qu'Aristote, Goethe et Marx. Passons pour Marx, qui est un génie bien dévoyé, mais pour les autres, tout de même ! Dernièrement, alors que je me trouvais en Amérique du Sud, on m'a remis un discours du ministre de la culture du Venezuela qui parlait carrément du "droit à l'intelligence", affirmant qu'avec un aménagement adéquat de la société, tous les hommes seraient intelligents. Quant aux actuels socialistes français, ils semblent ignorer la contradiction contenue dans l'espoir de "gagner davantage en travaillant moins". Le remède proposé serait de prolonger la formation et, en même temps, de hâter le moment de la mise hors d'activité. Dans ce cas, j'inclinerais à aller jusqu'au bout : pourquoi pas les études jusqu'à trente ans et la retraite à quarante ? On n'en est peut-être pas loin

Ce qui m'irrite quelque peu, c'est qu'on nous rebat les oreilles d'une économie au service de l'homme, et non pas de l'homme au service de l'économie. C'est parfaitement vrai. Mais c'est précisément parce que ce principe est vrai qu'il faudrait éviter de le rendre faux par des exagérations. On ne peut s'en réclamer qu'à la condition que, tout de même, dans les limites de l'économique, l'homme soit à son tour un peu au service de l'économie. Il a été dit 'Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front" : c'est de l'économie primaire. Il n'y a pas de miracle en économie. Il y a des lois à respecter. De même, l'objet propre de la médecine, c'est de rendre la santé aux hommes : un sermon ne remplace pas un remède. Que l'économie ne soit pas le bien suprême de l'homme, pas plus d'ailleurs que la santé, nous le savons. On peut fort bien en faire un mauvais usage. Pascal ne va-t-il pas jusqu'à parler du bon usage des maladies ? Seulement, je le répète, pas de moralisme indu et prématuré. La tâche du vigneron, c'est de produire un bon vin, et non pas de s'inquiéter a priori des méfaits de l'alcoolisme. La tâche d'un constructeur d'automobiles, c'est de faire des voitures qui fonctionnent, et non pas de prévoir à l'avance tous les accidents possibles en se demandant s'il ne fait pas plus de mal que de bien. Il est certain que la maladie peut présenter de grands avantages moraux et spirituels et que la pénurie même peut comporter des avantages spirituels, moraux, voire physiques. Nous en avons su quelque chose entre 1940 et 1944 pendant les restrictions : les maladies du foie avaient pratiquement disparu, y compris la cirrhose. Les gens se portaient diablement mieux, sauf ceux qui étaient tout à fait faméliques. Il n'en demeure pas moins que le but de l'économie n'est pas d'engendrer la pénurie. De même que le médecin n'est pas là pour discourir sur le bon usage des maladies, mais pour les guérir.

Et notez bien que je ne dis pas cela par réaction contre un idéalisme utopique, à base d'idées aussi fausses que généreuses, qui méconnaît à la fois la nature de l'économique et la psychologie des gens qui œuvrent dans ce secteur. Tel est par exemple l'idéalisme qui consiste à récuser, comme entachées de vulgarité ou d'égoïsme, les notions d'intérêt, de profit ou de rentabilité. Si attentif qu'il soit à l'humain dans toutes ses dimensions, le chef d'une entreprise économique doit veiller d'abord à ce que cette entreprise tienne économiquement debout. Je me souviens du patron d'une petite entreprise traversant de grandes difficultés ; il avait assisté au sermon d'un jeune vicaire effervescent qui tonnait contre le "monstrueux" profit. L'attendant à la sortie de la messe, il lui dit : "Vous savez, je suis comme vous ; il m'arrive d'être lassé d'avoir sans cesse à établir des bilans en vue du profit. Mais je voudrais tout de même que vous m'indiquiez le moyen de faire marcher mon entreprise, et en particulier de payer mes ouvriers, sans aucun profit. Ou avec des pertes. Si vous connaissez ce moyen, indiquez-le moi tout de suite, et je serai soulagé d'un grand poids".

 

LE PROFIT

Par ailleurs, le moteur intime des artisans de l'économie, c'est moins l'idéal humanitaire que l'intérêt matériel. Force est de le reconnaître. Ce qui courbe du matin au soir le paysan mon voisin sur la terre, ou bien ce qui rive à son comptoir l'épicier mon voisin qui tient sa boutique ouverte 14 heures par jour, ce n'est pas l'idéal socialiste, mais bien l'intérêt personnel. Et le grand problème en économie est de faire coïncider l'intérêt personnel avec l'intérêt général. Qu'il existe une soif démesurée de profit qui déshumanise l'économie, je ne le sais que trop et j'aurai l'occasion d'y revenir, mais, encore une fois, l'abus ne condamne pas l'usage. Et il est par ailleurs normal que les artisans les plus efficaces de la prospérité économique soient récompensés en biens économiques de leurs efforts et des bienfaits qu'ils apportent par là à la collectivité humaine. Alain, qui était plutôt un penseur de gauche, disait que si un homme habile trouve le moyen de faire baisser de 50 centimes le kilo de pâtes alimentaires sans entamer leur qualité, il est un bienfaiteur de l'humanité et peut prélever pour son compte personnel 10 % de bénéfices de l'entreprise sans être le moins du monde un voleur : il a en effet apporté un bien réel à la collectivité. Mirabeau, non pas le tribun révolutionnaire, mais son père, l'économiste, auteur de "L'Ami des hommes", tenait lui aussi des propos fort semblables.

Dès lors, peu importent les différences de fortune, du moment que l'esprit d'entreprise et de créativité améliore le sort de tous, et des pauvres en particulier, ce qu'il ne faudrait tout de même pas oublier. Seuls des irresponsables peuvent se permettre de mépriser le profit et la rentabilité. Et tout spécialement les gérants des entreprises collectivisées, l'État ayant toujours à sa disposition la feuille d'impôts et la planche à billets pour éponger ses dépenses inutiles ou bien ses dépenses de prestige ; ce qui revient à pénaliser les vrais travailleurs et les épargnants en faussant le jeu normal de l'économie.

C'est pourquoi, soit dit en passant je suis un peu inquiet de voir en France un parlement composé pour un tiers de professeurs. je n'ai rien contre les professeurs : ils ont un métier très dur et que je n'envie pas. Mais enfin, comme le faisait remarquer une personnalité fort distinguée, il est tout de même grave de confier la destinée économique d'un pays - et sa destinée dans d'autres domaines - à des hommes dont le métier, qu'ils le veuillent ou non, oseille entre l'abstraction et l'irresponsabilité. Quelle que soit l'excellence de l'enseignement prodigué par un professeur, il portera toujours sur des choses abstraites. Et par-dessus le marché, sa situation en fait un irresponsable du point de vue économique. En effet, qu'il fasse son travail avec le plus grand dévouement, qu'il se tue à la tâche - ce qui, je m'empresse de le dire, est le cas d'un bon nombre de professeurs - ou bien qu'il néglige totalement son travail, prenne des congés à tort et à travers, sa rémunération demeure la même. J'ignore ce qui se passe en Suisse, mais je connais fort bien la situation en France et je pourrais citer une quantité d'exemples Qu'il nous suffise d'un seul : dans un village voisin du mien, il y a un professeur qui ne fait rigoureusement rien. Ma fille, également professeur, a hérité de ses élèves l'année suivante pour l'enseignement du latin. Leurs connaissances étaient absolument nulles : on leur avait montré des images, la tête de Jules César, les fortifications d'Alésia, que sais-je encore ? Mais pour ce qui était du latin proprement dit, il n'en était pas question. Et bien, il s'est avéré impossible de déplacer cette personne, malgré des pétitions de parents et des réclamations du chef de l'établissement. L'inspecteur d'académie s'est contenté de répondre : "Elle a son agrégation, je n'y peux rien". Imaginez un commerçant qui tiendrait sa boutique dans les mêmes conditions. Cet exemple nous montre donc jusqu'où peut s'étendre l'irresponsabilité.

Je n'hésiterai donc pas à affirmer d'emblée ma préférence - très relative - pour l'économie de marché, avec ce qu'elle comporte d'émulation et de concurrence. Libéralisme ? m'objectera-t-on. Si l'on veut, mais pas au sens du libéralisme sauvage du type "renard libre dans le poulailler libre", où la loi de l'offre et de la demande joue sans frein et sans garde-fou ; où le faible, le déshérité, le travailleur qui n'a que ses bras pour vivre sont à la merci du plus fort et du possédant. Pas du tout. Et cela nous amène à distinguer deux façons d'envisager le phénomène économique : soit sous la forme d'une science purement descriptive, qui réside dans l'observation des phénomènes économiques et des lois qui s'en dégagent, soit sous la forme d'une science normative, c'est-à-dire envisageant l'économique à la lumière d'un certain nombre de valeurs qui sont inhérentes à l'animal social qu'est l'homme et tendent pu là à orienter l'économie en fonction du respect de ces valeurs et de leur réalisation dans toute la mesure où elle est possible ici-bas. C'est d'ailleurs la différence établie par certains auteurs entre l'économique et le social, entre ce qui est, ce que l'on observe et ce qui doit ou devrait être. C'est presque toujours dans ce dernier sens qu'il faut entendre les programmes économiques des hommes politiques, qui nous parlent de l'économie telle qu'elle devrait être et, la plupart du temps, telle qu'elle ne peut pas être et ne sera jamais. Les promesses étant faciles à faire, nous en sommes abreuvés.

 

JUSTICE SOCIALE

La valeur clef de cette économie normative, c'est la fameuse notion de justice sociale fondée sur la reconnaissance de la dignité imprescriptible de chaque être humain. En résumé, on pourrait la formuler ainsi : chaque participant à la création des richesses économiques doit recevoir une part de ces richesses proportionnée à la qualité de ses services et à l'étendue de ses responsabilités. Ceci, je m'empresse de l'ajouter, n'a aucun rapport avec l'égalitarisme qui en est la corruption engendrée par l'utopie et par l'envie. Il y a, il y aura toujours et partout inégalité des fonctions et des privilèges attachés à ces fonctions. L'important est que ces privilèges ne soient pas sans contrepartie de services réels. On en revient à la grande formule d'Aristote qui balaie une fois pour toutes l'égalitarisme actuel : "Il n'y a pas de pire injustice que de traiter également des choses inégales". Le mot, je crois, est absolument définitif. La nature répugne d'ailleurs à l'égalité, et une société harmonieuse est celle où les inégalités, à l'instar de celles d'un organisme vivant, concourent au bien commun. Car l'égalité, sous la forme que l'on nous en propose le plus souvent, s'opère toujours au détriment de la liberté, puisque la liberté se ramène pour chacun à la possibilité d'accomplir sa propre vocation et de réaliser sa nature. Or nos natures sont inégales.

D'autre part, qu'y a-t-il de plus "antipsychologique" que l'idéal humanitaire ? Pour commencer, personne ne veut être l'égal de celui qui a moins que lui, à moins d'une vocation héroïque. Il me suffit d'évoquer le dialogue, entendu dans mon enfance, entre un vieux pasteur de la région du Vigan et le communiste local. Ce dernier lui faisait remarquer que Jésus était le premier communiste, du fait qu'il prônait le partage des richesses, les dons faits aux pauvres etc. "Certes, répondit le vieux pasteur, vous pouvez voir une part de communisme dans tout cela, mais, tandis que l'Évangile, à la limite, tendrait à nous dire : tout ce qui est à moi est à toi, le communisme, lui, dirait plutôt : tout ce qui est à toi est à moi". D'autre part l'Évangile, s'il enjoint aux riches de donner aux pauvres, ne permet jamais aux pauvres de prendre aux riches. Au demeurant, si l'on suivait l'Évangile à la lettre, en appliquant ses conseils jusque dans leurs ultimes conséquences, j'ignore l'économie. Mais rassurez-vous, il n'y a aucun danger. Pas plus de danger que de voir le célibat ecclésiastique entraîner la dépopulation du globe. Finalement, si chacun écoutait le conseil : "Vends tes biens et donne-les aux pauvres", qui pourrait acheter ces biens ? Il vaudrait mieux, s'agissant d'un homme qui œuvre dans l'économie, lui dire : "Gère tes biens de manière qu'ils profitent à toi ainsi qu'aux pauvres". Encore une fois, aucun danger du côté des conseils évangéliques. Ils ne créeront jamais aucun désordre social. Bien au contraire, ils sont les garants de l'ordre en nous proposant un modèle suprême, inaccessible et toujours présent.

Par ailleurs l'égalitarisme, refusé par la nature huma me, ne peut s'y introduire que par la violence des hommes et des lois. Ce qui implique - on ne l'a peut-être pas assez vu une autre inégalité : celle des organisateurs de l'égalité. Comme cette dernière s'oppose à la nature humaine, il faut un pouvoir très fort pour l'établir. On a donc dit que l'égalité implique le despotisme. Or le despotisme implique l'inégalité. C'est automatique. Il suffit de penser à la puissance et aux privilèges de la classe dirigeante dans les pays de l'Est : la Nomenclature. À ce sujet, je ne puis m'empêcher de vous faire part d'une réflexion intéressante, écrite par Louis Napoléon Bonaparte, cet homme étrange en qui se mêlaient inexplicablement les bons et les mauvais principes politiques, et dont Bismarck a pu écrire dans une note diplomatique qu'il pensait trop pour son intelligence". Nous sommes en 1848. On connaît le contexte : chaos général des premiers mois qui suivent la révolution, faillite de l'étatisme économique, au niveau surtout des ateliers nationaux, et ainsi de suite. Eh bien, dans son programme électoral, Napoléon III écrit alors : "Introduire dans les lois industrielles des améliorations qui visent ' non à ruiner le riche au profit du pauvre, mais à fonder le bien-être de chacun sur la prospérité de tous", ce qui est assez sensé et n'est pas absolument impossible dans l'économie où nous vivons, du moins dans une certaine mesure.

Or l'expérience a prouvé mille fois que la propriété privée des moyens de production et d'échange joue un rôle essentiel dans le progrès économique et comme facteur de la prospérité générale. Faisons encore le parallèle entre les états dits libéraux et les états socialistes - et encore les premiers sont déjà pourris de socialisme : où sont les forçats de la terre ? où sont les damnés de la faim ? Il suffit d'ouvrir les yeux. Et puisque nous faisons allusion à l'Internationale, il était amusant de voir sur les journaux, à l'issue du Congrès de Valence, la bonne mine, la figure épanouie et l'adiposité de la plupart de nos ministres et députés socialistes entamant en chœur l'hymne des damnés de la terre, l'hymne des faméliques ! On ne peut s'empêcher de penser que si le ridicule tuait encore en France, quel surpeuplement des cimetières !

 

CAPITALISME

Évidemment, on m'objectera aussitôt les abus du capitalisme. Il faudrait d'abord s'entendre sur la signification de ce mot : il est devenu synonyme de matérialisme, d'horreur, d'oppression sociale et ainsi de suite, un peu comme le mot fascisme, que l'on se garde bien de définir et qui semble désigner en gros le mal absolu. Quant à un certain régime, que je connais d'ailleurs assez mal, mis en place par Mussolini à une certaine époque, personne ne semble se soucier de savoir ce que c'est. De même le mot démocrate est toujours pris positivement, dans un sens vague de fraternité, de bonheur, de tous les biens mis à la portée de tout le monde. je faisais tout à l'heure allusion à un article sur la "démocratisation de l'intelligence". On parle même de la démocratisation de la beauté, grâce à la chirurgie esthétique : il n'y aura plus que des jolies femmes. Mais cela va devenir un peu ennuyeux, tout de même ! Quelle imagination restera-t-il aux hommes amoureux ? Pensez au mot admirable de Proust : "Il faut laisser les jolies femmes aux hommes sans imagination". On parlait récemment de la démocratisation de l'avortement. Bon, mais s'il est une chose à laquelle on ne songe pas, c'est à la démocratisation de la bêtise : faut-il croire que c'est déjà fait ?

Tout de même, l'exploitation de l'homme par l'homme, cela existe dans le capitalisme. Il faut bien que le capital appartienne à quelqu'un : on ne peut pas le partager également entre tous les hommes. Le choix existe donc entre l'État et les particuliers, ou des associations plus ou moins privées. Dans ce cas-là, l'émulation, basée sur la concurrence, aurait le plus grand intérêt à être purgée de son caractère sauvage, c'est-à-dire des abus de pouvoir du puissant ou du possédant à l'égard du * faible qui est dans un état d'urgence qui paralyse sa liberté. C'est à la limite le cas du demandeur d'emploi obligé de subir la loi du détenteur des moyens de production. Il est tout à fait évident qu'à l'extrême limite celui qui meurt de soif est à la merci de celui qui possède seulement une bouteille d'eau. Pour remédier à ces abus, il est nécessaire que la liberté économique, qui demeure indispensable, soit contrôlée et arbitrée, comme toutes les autres libertés, en fonction du bien commun. Au fond, nous avons un code civil pour trancher les différents entre les individus, un code pénal pour sanctionner le mauvais usage de la liberté, un code de la route qui, s'il laisse la circulation libre, la réglemente sévèrement. Alors, pourquoi n'aurions-nous pas un code du marché, c'est-à-dire un ensemble de lois, de règlements concernant les droits respectifs des possédants, des travailleurs et des consommateurs ? Ce n'est évidemment pas ici le lieu de détailler ce code. Il est peut-être utopique. Mais qu'appelle-t-on utopie, sinon une chose qui ne se réalise pas ? Or, ceci est peut-être réalisable. Un tel code réglerait doncd'abord les conditions du travail et surtout, ce qui me paraît très important, l'adaptation des salaires à la productivité, ce que 1 on néglige trop souvent : ou bien les salaires n'atteignent pas le niveau de la productivité, et il y a injustice, ou bien Us le dépassent, et il y a automatiquement inflation, c'est-à-dire pire injustice. Ce code impliquerait également la protection de tous contre les abus d'une concurrence déloyale. Et cela viserait avant tout les tendances monopolisantes, car le monopole étouffe la liberté d'entreprendre et d'échanger, et fait le lit du totalitarisme d'État : ce sont les entreprises géantes qu'il est le plus facile de nationaliser, de faire basculer dans le totalitarisme d'état. Il protégerait également l'économie générale contre les pressions d'une concurrence étrangère qui, soit par le dumping, soit par les bas salaires, fausse les règles du jeu économique. Nous le voyons très bien dans l'agriculture pour la concurrence des vins italiens ou espagnols : des gens produisent du vin pour des salaires qui atteignent à peine la moitié des salaires français. Là il y a carrément concurrence déloyale. Quoique peu partisan du protectionnisme, je ne vois pas d'autres remèdes dans de tels cas. Disons encore que ce code pouffait être appliqué par une instance juridique indépendante du pouvoir politique et des intérêts de classe ou de parti, comme l'est aujourd'hui, espérons-le du moins, la justice civile et pénale. Et son arbitrage trancherait les débats et réprimerait les abus dans tout ce qui regarde les services et les échanges économiques.

Évidemment, je reste sans illusions sur l'infaillibilité ou l'indépendance absolues d'une telle juridiction, car rien n'est parfait en ce monde. Mais je pense que le bilan global serait tout de même positif, tout comme, malgré les défaillances des juges, les décisions de nos tribunaux sont dans l'ensemble plus équitables que les dissensions interminables ou bien les règlements de comptes brutaux entre les individus et les groupes, même si la justice n'est pas parfaite ni totalement indépendante.

 

 

 

AUTOGESTION ET RESPONSABILITÉ

Par une curieuse coïncidence, en Pologne, où le groupe "Solidarité" ne songe plus à ressusciter un capitalisme défunt, ce qui serait difficilement concevable, mais à ouvrir la voie à l'autogestion des entreprises, une idée très analogue se fait jour. Sur l'autogestion, il y aurait beaucoup à dire, mais ce serait à soi seul le sujet d'une conférence. Je crois qu'elle serait une chose excellente, mais à condition qu'elle émane de la base et non pas de l'État, et que les gens soient assez mûrs socialement et assez disciplinés pour accepter une autorité. Comme le dit Walesa : "Autogestion, d'accord, mais il faut un capitaine dans le bateau". L'idée qui est donc née là-bas au sujet de l'autogestion des entreprises, tient compte du fait que le syndicalisme à lui seul ne suffit pas, même s'il n'est pas gangréné par la politique, qu'il constitue un contre-pouvoir, et non pas une instance d'arbitrage. Walesa fait alors cette très intéressante proposition : "il faut créer des instances qui nous contrôlent, Car si nous devenons les plus forts, nous pouvons nous aussi nous corrompre et défaillir". Et il ajoute : "Aussi souhaitons-nous la création d'un conseil économique et social fiable, crédible et représentatif de toutes les forces du pays". Il y a là l'amorce réelle d'une solution.

Un tel procédé devrait entraîner en Occident non la suppression mais une plus grande dissémination du capital privé, représenté par les petites et moyennes entreprises, avec des possibilités de participation, voire d'autogestion non imposée par le pouvoir politique, ce qui revient à la collectivisation, comme en Yougoslavie, où l'autogestion est une chimère. E devrait donc naître de l'esprit spontané d'association et de coopération, chose toujours possible dans nos pays occidentaux, où rien ni personne n'empêche que des hommes s'unissent pour travailler en commun sous un régime autre que celui du salariat. La participation par exemple. U y faut seulement, je le répète, un haut degré de maturité sociale. Hyacinthe Du Breuil, très injustement méconnu, parlait également d'ateliers autonomes qui loueraient leurs services. Tout cela serait trop long à développer.

Mais ce qui me paraît central, en économie, c'est justement de décongestionner, de décentraliser vraiment l'économie. Sur ce point ' le pire danger n'est pas dans le capitalisme privé, surtout aujourd'hui, mais dans l'emprise de plus en plus dévorante de l'État et des organismes para -étatiques dont la mainmise et les interventions massives bouleversent le jeu normal de l'économie et, psychologiquement et moralement, étouffant l'esprit d'entreprise, le sens du risque, le sens des responsabilités, la solidarité avec le prochain immédiat, et favorisent l'abandon à l'état providence, lequel, pour être providence, ne peut qu'être d'abord vampire. Cet abandon est traversé sans cesse de mécontentement et de revendications. Combien de fois, en France, ai-je entendu ces mots : "L'État n'a qu'à. Qu'attend l'État pour." ? Eh bien, l'Etat ne peut pas tout. Économiquement improductif, il ne peut donner que ce qu'il prend, et ses appareils de redistribution coûtent très cher, si bien qu'il ne peut faire tout cela qu'au détriment du bien commun, en encourageant l'incurie et le parasitisme à tous les niveaux. Peut-on sonder le scandale engendré par le gigantisme, pu l'anonymat, par la bureaucratie ? Prenons le chômage. Si je plains les chômeurs, il en est d'autres que je serais plutôt tenté de fouetter. Que de maux découlent de l'assistance inconditionnelle aux chômeurs, volontaires ou involontaires. Dans mon village, qui compte près de 1000 habitants, il y a 43 chômeurs. Or l'éloignement de beaucoup de fermes rend indîspensa blé la présence d'un porteur de télégrammes, et il n'y en a point. L'État ne se fait pas faute d'encaisser le supplément payé chèrement pour que le télégramme soit remis immédiatement à domicile, mais il se contente de distribuer ledit télégramme, le lendemain, par courrier normal, comme une simple lettre. Aucun chômeur, même payé, n'a voulu assumer cette fonction. Ne parlons pas de la Sécurité Sociale, j'en ai honte. L'exploitation de la maladie, l'absentéisme, l'abus de médicaments inutiles ou nocifs, en un mot l'exploitation encouragée de l'homme par l'homme, à savoir celle du travailleur par une masse de parasites invisibles ou mal contrôlés. Ce sont là des problèmes qui se résoudraient beaucoup mieux à l'échelle privée et locale, où l'homme est placé sous le contrôle immédiat de son prochain.

Et par là, dans le système de restes de libéralisme noyés dans le sociali me qui est le nôtre, on en arrive à la récession de l'économie et à la dégradation des hommes. A la récession économique d'abord, les hommes n'étant plus responsables, et fort mal payés de surcroît. C'est un Russe qui disait : "Que voulez-vous ? On fait semblant de nous payer, et nous, on fait semblant de travailler". Dans l'agriculture en particulier, qu'elle soit russe ou roumaine. À en croire les journaux de là-bas, la cause en est toujours la sécheresse ou un excès de pluies, qui ont transformé les pays greniers du monde en terres stériles. Mais pourquoi diable ces calamités climatiques frappent-elles par élection les pays socialistes ? On ne parle presque jamais de ce genre de calamités au Canada. Il semblerait que le ciel soit bien inclément… Mais que dire de l'incurie des hommes ! Et en plus de cette récession, il y a la dégradation des hommes. je pense souvent à Mistral qui, parlant de la Provence, dit

D'un vieux peuple fier et libre Nous sommes peut-être la fin.

Aujourd'hui, le "peut-être" me paraît encore optimiste. Eh oui, de ce peuple on fait une plèbe de sportulaires de l'État. À quel point on a pu descendre, j'ai pu le voir dans ma vie qui, si elle est longue, ne l'est que très relativement. je me souviens qu'en 1914 la plupart des hommes valides avaient été mobilisés. Comme ils étaient par le fait même des soutiens de famille, en 1915 le gouvernement s'est avisé d'accorder une allocation aux familles des mobilisés. J'entends encore les exclamations indignées de ma grand-mère lorsqu'il en fut question : "Manger dans la main du gouvernement ! Mais on se suffit ! On a sa fierté 1". Dans le village, sur 200 familles, cinq seulement ont accepté cette indemnité. Maintenant, tout le monde cherche à manger dans la main de l'Etat, et je vous prie de croire qu'on n'a pas fait de manières pour encaisser le fruit de l'impôt sur la sécheresse, et même au-delà : dans mon village, il n'y a pas de vaches. Tout au plus quelques chèvres, car le pays est très sec. On a tout de même trouvé le moyen de déclarer plus de trente vaches, sans que l'autorité proteste : nous étions à deux doigts des élections et il s'agissait de ne pas mécontenter les paysans. Multipliez cela à l'échelle nationale, et vous l'avez, le vrai parasitisme, l'exploitation de l'homme par l'homme ! Il est évident que lorsque l'Etat mange dans la main de tout le monde, tout le monde cherche à manger dans la main de l'Etat. C'est un cercle vicieux, et l'on songe à la prophétie de Chateaubriand, qui voyait venir les choses vers 1840 : "Quand toute grande entreprise sera devenue impossible, à cause du nivellement des individus et de la voracité du fisc, alors notre félicité sera sans mélange : nous nagerons dans une fange indivise à l'état de reptiles pacifiques". Les grands hommes voient loin. Et j'en reviens à un écrit de la même époque, le fameux manifeste de Napoléon III : "Eviter cette tendance funeste qui entraîne l'État à exécuter lui-même ce que les particuliers peuvent faire mieux que lui. La centralisation des intérêts des entreprises est dans la nature du despotisme. La nature de la République repousse le monopole". À condition, bien entendu que le mot "République" soit pris dans son sens étymologique, qui signifie l'ensemble des choses privées, et non pas, comme aujourd'hui, la résorption des choses privées par la chose publique.

 

DÉCONCENTRATION

Donc, le but vers lequel doivent tendre nos efforts, c'est l'aération de l'économie par sa déconcentration. Le retour à ce que j'appelais autrefois la "communauté de destins", où les hommes sont liés ensemble par les mêmes intérêts, les mêmes buts, à ces échanges vitaux qui sont le fait des communautés naturelles où l'homme est voué par la force même des choses à l'entraide avec ses semblables, ce qui introduit dans l'économie un élément de gratuité, point très important auquel Louis Salleron a consacré une belle étude. Cet élément de gratuité enrobe les choses froidement matérielles, leur restitue la chaleur du contact humain, soit dans la production, par l'esprit d'équipe et de collaboration, soit dans l'échange commercial. Toutes choses naturellement abolies par la technocratie ou par un machinisme exagéré. Prenons deux exemples extrêmes : la bonne auberge d'autrefois, où l'on était accueilli presque comme un hôte, quoique hâte payant, et l'hôtel dépersonnalisé aujourd'hui, le piège à touristes en particulier. Il y a bien de cela. je me trouvais il y a quelque temps à Mulhouse, où l'on inaugurait un nouveau restaurant dont le fonctionnement rappelle étrangement la distribution des tickets dans les gares. Il y a une liste de plats, avec l'indication des prix ; on introduit dans une fente quelconque des pièces de monnaie jusqu'à concurrence du prix demandé. Suit un grand déclic de chaînes et de ferrailles qui dure cinq minutes et le plat vous arrive tout chaud sous le nez. Pas une ombre de serveuses, Pm une ombre de sourire, pas une ombre de contact humain. C'est à devenir fou, en tout cas, à vous couper l'appétit dès le début ! Je ne veux pas faire de l'archaïsme : je parle de la nature humaine. Et la nature humaine aura toujours besoin de contact humain. Il en va de même pour le petit commerçant d'autrefois, attentif à la qualité de l'accueil autant qu'à la qualité du produit. Il y a dans mon village un boucher qui fait bien son métier, propose une viande de bonne qualité pour un prix honnête et est ainsi devenu le confident du village. Certes, il faut du temps pour se faire servir, parce que les grand'mères du village lui débitent tous leurs petits déboires et, le curé n'y étant plus, c'est presque leur confesseur. Ce qu'il leur donne en sus de la marchandise n'a pas de prix : l'anonymat inaugure pour l'âme des hommes je ne sais quelle époque glaciaire qui fait trembler.

Le type de déconcentration que je suggère permettrait aussi d'englober dans la société, sans les rejeter dans la misère ou en faire des chômeurs vaguement nantis, une quantité de marginaux, d'êtres particuliers qui n'ont pas le désir ou la capacité de travailler de façon suivie et qui, tout en menant une vie fantaisiste, parvenaient à vivre honnêtement. J'en ai connu autrefois dans mon village : ils travaillaient quand cela leur faisait plaisir. On leur faisait signe et ils venaient, sûrs d'être payés pour leurs heures de travail, et non pour les autres heures ; alors que maintenant, avec les déclarations, avec la Sécurité Sociale, avec tout ce fatras d'ingrédients bureaucratiques, la chose est pratiquement impossible : c'est le plein emploi ou rien. Il manque donc une souplesse qui n'est pas sans rapport avec l'humain. E en va de même du crédit, que l'on faisait si volontiers à ceux que l'on connaissait. Il faudrait donc revenir à une aération entre les hommes et tâcher d'obtenir que l'économie ne soit pas complètement séparé de l'humain.

On me dira que ce sont là des choses périmées. Je répondrai : la nature humaine se périme-t-elle ? C'est peut-être périmé sous certaines modalités, mais cela doit renaître sous d'autres. Ou bien alors, sommes-nous condamnés à ne jamais retrouver dans l'économie d'abondance ce climat humain qui enveloppait l'économie de pénurie ? Dans ce cas, ce serait payer trop cher l'économie d'abondance. Et je m'empresse d'ajouter que toutes ces réformes - j'ai parlé d'une juridiction économique que je ne tiens pas pour impossible - exigent la collaboration morale et spirituelle des hommes. Elles impliquent l'esprit ajouté à la lettre. Ce qui entraîne cette question : quel est le type d'économie le plus favorable non seulement à l'aisance matérielle et à la justice sociale, mais à la satisfaction des plus hautes facultés de l'homme, qui est un être moral, spirituel, religieux ? Il est clair, nous l'avons dit et redit, que ce n'est pas l'économie collectiviste, dont nous avons montré les insuffisances et même les horreurs, tant du point de vue matériel que moral. Quant à l'économie de marché, elle a aussi des effets nocifs, en ce sens que par le choix immense des biens matériels, dont beaucoup sont superflus on malfaisants, par ce choix immense elle peut - et c'est souvent ce qui arrive en fait - détourner l'homme des biens issus de la vie intérieure, de tous les simples bonheurs qui ne s'achètent pas : le contact avec la nature, avec la beauté, l'amour, l'amitié, l'ouverture au divin, la religion et bien d'autres réalités. Il y a une tentation de matérialisme qui procède de l'économie de marché et surtout de l'abondance matérielle qu'elle a amenée. On le voit très bien, par exemple, dans l'ouvrage d'un jeune romancier intitulé "Les choses", où nous est montré un jeune couple qui ne vit qu'en fonction du crédit qu'on lui accorde et des objets qu'il achètera. La maison d'abord passe encore - puis une voiture, puis une voiture plus belle, puis tel appareil électroménager et ainsi de suite, en sorte que l'être humain finit par être rongé par l'avoir, par la fascination des objets. Il est évident que de telles choses n'arriveraient pas dans une époque de pénurie.

 

ÉCONOMIE ET VERTUS

On constate ainsi, ce qui montre la misère de l'homme, un double danger d'asphyxie spirituelle : là où manquent les biens spirituels élémentaires, on risque de ne penser qu'à eux, par carence. Saint Thomas lui-même parlait d'un minimum de bien-être matériel nécessaire à l'exercice de la vertu. À cette dure époque, je vous prie de croire que ce minimum en était vraiment un, mais enfin il était exigé. Et là où les biens matériels abondent, c'est l'effet inverse, mais qui revient au même : on risque de ne penser qu'à eux, à cause des désirs artificiels provoqués ou entretenus par la société de consommation. Du moins, et c'est la raison de ma préférence pour l'économie de marché, est-on libre de choisir. je préfère encore la liberté de la presse à la lecture obligatoire de la Pravda. Quels que soient les spectacles immoraux ou les inepties qu'on me propose, je ne suis pas obligé d'y aller,

Une économie au service du consommateur a, nous l'avons dit, pour condition l'éducation du consommateur. Ce dernier doit apprendre à choisir entre les objets de consommation, y compris les objets de luxe. Il doit choisir entre les objets qui représentent un vrai bien pour le corps ou pour l'âme et ceux qui sont inutiles ou dégradants. Quand la demande engendre l'offre, si l'on veut assainir la seconde, il faut commencer par assainir la première. On parle beaucoup de l'industrie des films pornographiques qui, paraît-il, est florissante. Il n'en demeure Pas moins vrai qu'elle n'existait même pis, s'il n'y avait Pas un publie potentiel pour la projection de ces films. Que l'Etat, ou plutôt la juridiction évoquée plus haut doive jouer un rôle dans l'éducation du consommateur, cela n'est pas douteux. Un rôle répressif, analogue à celui des parents vis-à-vis des enfants qu'on protège contre eux-mêmes, surtout en bas âge, par des interdits, par des punitions. Dans ce sens, la projection de films pornographiques devrait être interdite au même titre que la drogue. À ce propos, on pourrait souligner l'hypocrisie des gouvernants, qui permettent la pornographie, l'incitation à la liberté sexuelle sous toutes ses formes, la distribution de la pilule aux adolescentes, la "démocratisation" de l'avortement en allant jusqu'à le rembourser et qui, par moments, ont de subits accès de pudeur et de répression à l'égard de certains scandales qui ne sont que la conséquence logique de la permissivité partout répandue. Le scandale récent auquel je fais allusion concernerait des adolescents et des adolescentes faisant partie d'un réseau qui les exploitait, et qui se seraient livrés à la prostitution, pour beaucoup d'argent d'ailleurs. On pense que ce scandale compromettra peut-être quelques personnages importants ; mais enfin, quand on distribue la pilule aux adolescentes, que l'on dit partout que les actes sexuels sont absolument insignifiants et n'ont que le plaisir pour critère, quand on a fini par démoraliser et désacraliser le sexe, qu'importe alors qu'on en use de cette manière ou d'une autre ? Ce que l'on ne fait que pour le plaisir, séparé de tout contexte d'amour ou de pudeur, on peut tout aussi bien le faire pour de l'argent ! Cela n'a guère d'importance, d'autant plus que dans une civilisation du plaisir, l'argent procure beaucoup de plaisirs. Alors, de grâce, cessons d'être hypocrites. Il est extrêmement amusant de voir ces subits accès de laxisme et de permissivité absolue alterner avec des accès d'indignation qui surgissent de façon tout aussi anarchique.

Seulement, l'éducation dont nous parlions relève moins des pouvoirs publics que de l'action du consommateur sur lui-même, et la place démesurée qu'ont pris les problèmes économiques dans le monde actuel est un des signes majeurs du matérialisme d'une civilisation pour laquelle les valeurs de l'avoir comptent plus que les valeurs de l'être ; où les biens de partage comptent plus que ceux de participation. Qu'est-ce que les biens de participation ? Ce sont tous les biens immatériels que tous les hommes peuvent posséder sans qu'ils diminuent et qui, au contraire, augmentent dans la mesure où un grand nombre d'hommes peuvent y participer. Exemple concret : s'il y a dix personnes autour d'un gâteau, il n'y en aura qu'un dixième pour chacun et l'on trouvera injuste que quelqu'un s'en attribue le quart. Mais si dix personnes écoutent une musique de Bach, contemplent un beau paysage ou, par excellence, se livrent à la prière, la part de chacun ne sera pas amoindrie de la part de l'autre. Chacune au contraire grandira, et il ne sera pas question de conflits économiques. Le malheur de l'être humain est qu'il désire les biens de partage plus que les biens de participation. Les biens de participation les plus hauts : la vertu, la sainteté, le moins qu'on puisse dire est qu'ils ne suscitent guère de convoitise. C'est Rivarol qui disait que la vertu a cet immense privilège de ne pas exciter l'envie. On envie l'argent, la beauté, la santé, quelquefois l'intelligence, mais déjà moins, car tout le monde se croit au moins aussi intelligent que l'autre. Ce que l'on enviera plutôt, ce sont les effets que peut amener l'intelligence, par exemple lorsqu'elle mène à de hautes positions, au succès, à la réussite. Mais la vertu, je ne l'ai jamais vue objet de l'envie, ce qui montre à l'évidence à quel point l'homme est à l'envers.

 

Tout le problème est là, et beaucoup de difficultés économiques se résoudraient en partie d'elles-mêmes dans une société où les valeurs spirituelles, morales et religieuses l'emporteraient sur la quête effrénée des biens extérieurs à l'âme. Si l'homme ne détournait pas la soif d'absolu et d'infini qui est en lui vers les plus relatifs et les plus périssables des biens. La clé de l'harmonie est donc au-delà de l'économie. Elle réside dans une sagesse supérieure qui permet à l'homme d'user sainement des biens économiques - dans leur qualité plus que dans leur quantité d'ailleurs : il y aurait beaucoup à gloser là-dessus quand les circonstances les lui offrent, et de supporter leur privation quand le destin les lui retire. Autrement dit, lorsque la qualité de vie l'emporte sur le niveau de vie. Et la conclusion qui s'impose est celle-ci : la réforme des principes de l'économie dépend avant tout de l'usage que nous faisons de notre liberté. Et qu'est-ce que c'est qu'être libre, sinon obéir - car on obéit toujours - aux lois profondes inscrites dans notre nature ? Ces lois par lesquelles l'humain se noue au divin. La belle définition de Sénèque sur la liberté garde toute sa valeur : parere Deo libertas est. Etre libre, c'est obéir à Dieu, et à toutes les lois qui émanent de Dieu, sous peine d'obéir à d'autres lois, aux lois d'en-bas, aux lois monstrueuses, à un caprice sans lois qui n'est qu'un pur déterminisme. Toute la question revient en définitive à ceci : devant l'aisance relative qui nous entoure et ne durera peut-être pas longtemps, et devant les lourdes menaces qui se dessinent pour l'avenir, il s'agit de savoir si l'homme actuel est encore digne d'être un homme libre.

 

Gustave Thibon

Conférence prononcée par Monsieur Gustave THIBON dans le cadre du Congrès du Centre Suisse de diffusion du droit naturel et chrétien, les 7 et 8 novembre 1981, à Lausanne.

 

Texte réalisé par François Triponez, d'après l'enregistrement.