L'animation selon Thomas d'Aquin

Peut-on affirmer que l'embryon humain est d'abord autre chose qu'un homme en s'appuyant sur Thomas d'Aquin ?

1. L'animation

Ce qui distingue un être vivant d'un être inanimé (soumis aux seules forces physico-chimiques) peut être appelé premier principe de vie, ou âme; un tel principe régit le développement et les mouvements de l'être vivant; l'âme est ce par quoi vit ce qui a la vie. Dans le végétal et dans l'animal, la vie est entièrement d'ordre corporel: l'âme des végétaux et des animaux n'a pas de mouvement propre en ce sens que toute activité d'un tel vivant procède du composé, se trouvant ordonnée à la conservation de l'espèce; en effet "Du point de vue biologique, la seule raison d'être du soma d'une plante ou d'un animal est la perpétuation de son germen, c'est-à-dire de son patrimone génétique" (Gérard de Haller). Par ailleurs, la biologie moléculaire enseigne aujourd'hui que le patrimoine génétique est entièrement présent à la fécondation, et montre clairement que le principe vital, l'âme, agit avec une puissance visible pour développer le corps.

L'ovule fécondé (ainsi que ses équivalents uni- ou pluricellulaires) constitue déjà un soma qui va se développer de manière continue, en vue de perpétuer un patrimoine spécifique bien déterminé. En particulier, l'embryon humain, dès le premier instant, présente un soma humain. Or, chez l'homme, doué d'intelligence et de volonté libre, la vie transcende l'ordre corporel. Dans l'ordre de la connaissance intellectuelle, le corps, en effet, ne peut connaître que les choses singulières, tandis que l'intelligence humaine atteint l'universel: le toucher et la vue peuvent discerner des corps sphériques particuliers, mais l'intelligence atteint d'un seul coup toutes les sphères présentes dans l'univers, sans même les percevoir. Si l'intelligence a besoin du corps, elle le dépasse dans l'immatériel; elle possède par elle-même une activité à laquelle le corps n'a point de part; elle agit par soi, ce qui signifie qu'elle est subsistante : l'âme (intellective) est un "esprit", principe et acte du corps humain vivant. En tant que réalité immatérielle et subsistante, l'âme humaine est incorruptible, donc immortelle. L'animation chez l'homme possède ainsi un caractère spirituel, fondement de sa dignité; ne pas admettre ce caractère revient à dire que l'homme ne diffère pas essentiellement d'un animal, et qu'il peut être traité comme tel, comme un simple moyen. Cela dit, la question à traiter ici est : quand cette animation se produit-elle chez l'embryon humain ? Celui-ci est-il d'abord de nature animale, puis homme, est-il un homme dès le premier instant de la vie embryonnaire, ou bien encore devient-il progressivement homme?

2. Quelques points d'histoire.

Selon Aristote, l'embryon reçoit successivement une âme nutritive, une âme sensitive, une âme sensible, puis l'âme humaine Par contre, Saint Grégoire de Nysse (fin du 4e siècle) affirme catégoriquement que le corps et l'âme commencent d'exister en même temps; dès le premier instant de la conception, l'âme (humaine) est présente, et manifeste successivement ses diverses facultés à mesure que le corps grandit (animation immédiate). Certains Grecs (Théodoret, début du 5e siècle), et les Latins, distinguent la conception, oeuvre des parents, de l'animation, oeuvre de Dieu, et les séparent chronologiquement (animation médiate). Cassiodore (début du 6c siècle) invoque le témoignage des médecins qui fixaient l'animation au quarantième jour. Plus tard, les scolastiques adoptent cette position, corroborée encore par l'arrivée des oeuvres d'Aristote (12e-13e siècles); l'animation nécessite 40 jours pour le sexe masculin, et 90 jours pour le sexe féminin. La base est aussi scientifique que possible (observation d'Aristote relative à une fausse-couche). Ces avis prévalent jusqu'au 17e siècle, où l'on commence à disposer d'observations plus étoffées, en revenant à la thèse de l'animation immédiate (cf. Zacchias, médecin d'Innocent X). En 1852, le Dr Cazeaux affirme devant l'Académie des Sciences à Paris: "Le germe reçoit au moment de la conception le principe vital, le souffle de la vie". Bien que les résultats scientifiques soient toujours à la merci de nouvelles observations ou réflexions, plusieurs acquisitions ont un caractère globalement définitif : l'héliocentrisme au niveau du système solaire, la loi de gravitation de Newton aux vitesses usuelles, etc. De plus, lorsqu'il s'agit, non pas d'interprétations ou de modèles théoriques, mais d'observations de faits, les mettre en question équivaut à tomber dans la pure irrationalité : l'existence de l'électricité, l'appartenance au système solaire d'une planète telle que Saturne, la présence d'un homme sur la lune,... sont des certitudes. La biologie moléculaire a obtenu récemment un résultat "copernicien" en établissant que la jonction du spermatozoïide et de l'ovule produit une cellule qui porte toutes les caractéristiques au moins physiques d'une personne humaine. On a ici un soma humain complet, et il est certain que l'ovule fécondé est en parfaite continuité avec l'adulte qui en provient: il s'agit du même être vivant.

3. La position de Thomas d'Aquin.

Il a traité de l'embryon (humain) plusieurs fois, et il convient de bien comprendre sa pensée. Les citations données ci-dessous s'échelonnent selon le plan suivant :

Les activités vitales de l'embryon sont en lui-même (immanence); il a donc une âme, qui, dans les conceptions scientifiques de l'époque, est nutritive, puis sensitive, et enfin intellective (au 40e jour ou au 90e). Cette âme est unique: il n'y a pas une âme sensitive qui s'ajouterait à l'âme nutritive, ni une âme intellective s'ajoutant aux précédentes. De plus, l'âme (unique) de l'embryon ne procède pas par évolution, par générations et corruptions successives; mais chaque stade assume les propriétés du ou des précédents.

Commençons par: 2

Certains disent que les opérations vitales qui se manifestent dans l'embryon ne proviennent pas de son âme, mais de celle de la mère, ou d'une puissance formatrice qui résiderait dans la semence. Ces deux hypothèses sont fausses. Car les opérations vitales : sentir, se nourrir, croître ne peuvent pas provenir d'un principe extérieur. C'est pourquoi il faut dire que l'âme préexiste dans l'embryon, elle y est d'abord nutritive, puis sensitive, et enfin intellective. Certains disent qu'à l'âme végétative qui se trouvait d'abord dans l'embryon viendrait s'ajouter une autre âme, qui est sensitive, puis une autre encore qui est l'âme intellective. Et ainsi il y aurait dans l'homme trois âmes, dont l'une serait en puissance par rapport à l'autre. Nous avons repoussé précédemment cette thèse. (Qu. 76, art. 3).

C'est pourquoi d'autres disent que cette même âme qui fut d'abord végétative, sera ensuite amenée, par l'action de la vertu de la semence, jusqu'à devenir elle-même sensitive, et ensuite à devenir intellective, non plus par la vertu active de la semence, mais grâce à la vertu d'un agent supérieur, Dieu, qui l'éclairera du dehors. C'est pourquoi Aristote dit que l'intelligence vient du dehors. Mais cela ne tient pas : 1o parce qu'une forme substantielle ne peut comporter de plus ou de moins: l'addition d'une plus grande perfection crée une autre espèce, de même que l'addition d'une unité change l'espèce dans les nombres. Et il n'est pas possible qu'une seule et même forme appartienne à des espèces différentes. 20parce qu'il s'ensuivrait que la génération de l'animal serait un mouvement continu passant peu à peu de l'imparfaitt au parfait, comme cela arrive dans une altération. 30parce qu'il en résulterait que la génération de l'homme ou de l'animal ne serait pas une génération proprement dite, puisque son sujet serait un être déjà en acte. En effet si, dès le début, dans la matière du foetus il y avait une âme végétale, qui peu à peu parviendrait jusqu'à l'homme parfait, il y aurait toujours addition d'une perfection sans la destruction de la perfection précédente. Cela est contraire à la notion de génération proprement dite. 40 ou bien ce qui est produit par l'action de Dieu est quelque chose de subsistant (et alors il doit différer par son essence de la forme précédente, qui n'était pas subsistante, et nous revenons alors à l'opinion de ceux qui reconnaissent plusieurs âmes dans le corps), ou bien ce n'est pas quelque chose de subsistant, mais seulement une perfection ajoutée à l'âme précédente, et alors il s'ensuit nécessairement que Pâme intellectuelle est détruite quand le corps est détruit; ce qui est impossible...

C'est pourquoi il faut dire ceci: puisque la génération d'un être cause toujours la destruction d'un autre être, il est nécessaire de dire que, aussi bien chez l'homme que chez les autres animaux, quand une forme plus parfaite est produite, la précédente disparaît. Cependant, la forme nouvelle possède tout ce que contenait la précédente, et quelque chose de plus. Ainsi, par plusieurs générations successives, on parvient à la dernière forme substantielle, chez l'homme comme chez les autres animaux ... On doit donc dire que l'âme intellective est créée par Dieu au terme de la génération humaine, et qu'elle est à la fois sensitive et nutritive, les formes précédentes ayant disparu"

Ajoutons : 3

"L'embryon n'a d'abord qu'une âme sensitive. Celle-ci disparaît et une âme plus parfaite lui succède, qui est à la fois sensitive et intellectuelle"

 

Et encore: 4

Il est conforme à l'acte naturel qu'une chose soit réduite graduellement de la puissance à l'acte. C'est pourquoi dans les êtres engendrés, nous constatons que chacun est, d'abord imparfait puis qu'il se perfectionne. Mais il est clair que l'élément commun se comporte, à l'égard de ce qui est propre et déterminé, comme l'imparfait à l'égard du parfait. C'est pourquoi nous voyons que dans la génération de l'animal, il se forme d'abord un animal, puis un homme ou un cheval,

Notre auteur a mis ce 5 point en évidence avec un maximum de clarté dans le passage suivant

Ainsi donc, dans la génération de l'homme, le foetus vit d'abord de la vie de la plante, par l'âme végétative; ensuite, cette forme étant détruite par corruption, il acquiert, par une certaine autre génération, une âme sensitive, et vit de la vie animale, cette âme étant encore détruite par une nouvelle corruption, il revêt enfin la forme dernière et complète, qui est l'âme raisonnable, embrassant toutes les perfections des formes précédentes.

Sur l'hominisation

Ainsi pour notre auteur, l'embryon n'est pas un être qui deviendrait progressivement humain, dont "l'hominisation" serait croissante. Il a d'abord une vie nutritive (celle d'un végétal), puis une vie sensitive (celle d'un animal), puis enfin une vie intellective (celle d'un homme); cette dernière assume les précédentes, qui ont disparu; et chaque passage implique une discontinuité: s'il y a changement de forme substantielle, il y a changement d'être. L'embryon a, en quelque manière, le statut d'un spermatozoïde doué d'abord d'une vie végétative, puis d'une vie sensitive, et enfin au 40e (90e) jour, par l'action de l'âme intellective, d'une vie humaine. A ce moment, il est ce que nous appelons un embryon (humain). Thomas d'Aquin postule deux discontinuités: si la constitution du nouvel être vivant avait lieu seulement après la fusion des noyaux du spermatozoïde et de l'ovule, question non encore tranchée, on aurait bel et bien deux discontinuités, même topologiquement bien déterminées. Il faut donc souligner le fait que pour Thomas dAquin, l'embryon, au départ, n'est pas un être humain: il est un être vivant, mais pas de l'espèce humainé.6

Sous ce jour, on voit bien l'importance de placer la discussion relative à l'animation 'médiate' ou 'immédiate' dans son contexte historique, sans quoi on peut provoquer de graves malentendus: on sait que l'animation a lieu lorsque commence le corps humain; mais, le résultat de la conception est-il un corps humain ou non ? ; le produit de la conception est-il un être vivant de l'espèce humaine ?

Sur l'âme humaine

Par ailleurs, pour Thomas dAquin, les âmes ne sauraient préexister au corps, car "une âme (humaine qui existerait sans corps ne pos-7 e) posséderait pas la perfection de sa nature" ... Réciproquement, l'âme ne peut être créée après le corps (humain), sinon l'union du corps et de l'âme serait tout aussi accidentelle: "La chair humaine acquiert son être" par 8 l'âme . En résumé, l'âme humaine et le corps humain commencent en même temps "Il est de la nature de l'espèce humaine que l'âme soit unie au corps" ; pour Thomas d'Aquin, posséder réellement la nature humaine veut dire posséder une âme spirituelle.

Dans la même ligne, une autre citation se révèle utile: 10

...Il n'y a aucune forme substantielle dans l'homme que l'âme intellective. Celle-ci contient par sa vertu l'âme sensitive et l'âme végétative, mais, de plus, toutes les formes inférieures; et elle fait à elle seule tout ce que les formes moins parfaites accomplissent dans les autres êtres..

... Une seule et même forme donne donc à la matière ses différents degrés de perfection. C'est par la même forme que l'homme est un être en acte, un corps, un vivant un animal et un homme.

 

De ce principe il faut déduire qu'il n'y a pas d'être vivant de l'espèce humaine sans âme spirituelle. Un ensemble de cellules a qualité de personne du moment où il est un corps humain (vivant), et il perd cette qualité au moment où il cesse de constituer un corps humain (vivant).

On a déjà évoqué le fait de la création par Dieu de l'âme raison il

nable à la fin de la note 2. Sur ce point, on peut préciser :

Les choses donc qui ont l'être en elles-mêmes, comme les choses subsistantes, ont aussi la forme en elles-mêmes, tandis qu'il n'en est pas ainsi pour les choses accidentelles et les formes matérielles, qui n'ont pas lêtre en elles-mêmes. Or l'âme raisonnable possède l'être en elle-même, parce qu'elle a une opération propre, comme il suit de ce qui a été dit. Il convient donc à l'âme raisonnable d'être formulée d'une manière propre. Donc, comme elle n'est pas composée de matière et de forme, il s'ensuit qu'elle ne peut être amenée à l'être que par la création. Or il n'appartient qu'à Dieu de créer, donc c'est Dieu seul qui donne l'être à l'âme raisonnable.

En bref : lorsque commence la vie humaine 12 "L'âme est créée en même temps que commence le corps~

4. Thomas d'Aquin aujourd'hui.

Si cet auteur avait connu les résultats de la science contemporaine, il aurait su que dès le premier instant on se trouve en présence d'un soma humain, et en aurait conclu que l'âme humaine est créée au moment de la fécondation ou au moment de la production d'un équivalent de l'ovule fécondé. On a remarqué que le caractère spirituel de l'âme humaine exige effectivement sa création par Dieu, car de la matière ne peut sortir que de la matière. Ajoutons enfin 13 que "la multitude des corps est la cause de la diversité et de la multitude des âmes": deux corps humains différents ont des âmes distinctes, même si les patrimoines génétiques sont identiques (cas des vrais jumeaux), car c'est la matière qui est source de l'individuation. En philosophie thomiste en effet, l'essence universelle (l'homme) se trouve divisée en une multiplicité d'êtres par les principes &individuation qui viennent de la matière 14

5. Conclusion.

Thomas d'Aquin s'appuyant sur la science de son époque obtient un résultat erroné; mais son raisonnement aux plans logique et philosophique est correct; il suffit de l'appliquer aux résultats globalement certains de la science biologique actuelle pour en déduire le fait de l'animation immédiate.

 

Jean de Siebenthal

1 Traité de la génération des animaux 11, ch. IV

2 S.th. Ia, qu. 118, art. 2, sol. 2

3 S.th. Ia, qu. 76. art. 3, sol. 3

4 S.th., la, qu. 119, art. 2, réponse

5 Compendium theologiae, ch. XCII, Vrin Paris 1984, p. 162

6 S.th. Ia, qu. 118, art. 2, Desclée 1959, p 271 et 277

7 qu. 118, art. 3, concl.

8 S.th. IIIa, qu. 6, art. 4, sol. 1

9 S.th. IIIa, qu. 2, art. 5, concl.

10 S.th., la, qu. 76, art. 4, réponse, et art. 6, sol. 1

11 Compendium, p. 163

12 qu. 118, art. 3, sed contra

13 Ia qu. 76, art. 2, sol. 1

14 Ia, qu. 76, art. 2, sol. 3

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