Formation éthique des hommes de science

De la nécessité d'une formation éthique pour l'homme de science

1. Préambule

Au début du siècle, le savant jouit d'un prestige con-sidérable dans l'opinion : le prestige de l'homme qui sait se détacher des biens matériels pour consacrer à la re-cherche du vrai dans la nature des quali-tés excep-tionnelles d'intelligence et de caractère. Pour mesurer ce pres-tige, il suf-fit d'évoquer les noms de Darwin, Pasteur ou d'Einstein qui, aujourd'hui encore font figure d'exemple.

Les choses ont-elles changé depuis ? Le moins qu'on puisse dire est que l'image du savant a quelque peu perdu de son lustre. Certes, en-core qu'il lui arrive d'être noyé dans la masse de collaborateurs ano-nymes, le savant reste un no-table; mais un notable pour lequel l'admiration se teinte parfois de scepticisme ou d'inquiétude.

La première guerre mondiale - qui surprend des chimistes à fa-briquer des gaz toxiques et des hommes de science à signer le "mani-feste des 93 intellectuels" -, puis la seconde - qui voit des biologistes of-frir leur caution au racisme et des prix Nobel servir la construction de la bombe atomique - avaient déjà révélé de façon brutale que, pour émi-nents qu'ils soient, les savants sont des hommes qui, comme les autres, peuvent céder aux pressions de l'idéologie, de la politique ou de la guerre.

La situation ne semble pas s'être améliorée depuis. Il n'est plus exceptionnel de voir le nom d'un homme de science mêlé à des polé-miques sans gloire, cela jusque dans les uni-versités : d'aucuns ont en-core en mémoire les péripéties dérisoires de "l'affaire Lyssenko". Plus près de nous, l'opinion est choquée par les accusations de tricherie, qui, ici ou là et de temps à autre, peuvent être formulées à l'encontre de tel chercheur de réputation internationale. D'un autre côté, la science elle-même ou plus exactement la recherche scientifique paraît se heurter toujours plus souvent à des problèmes qu'elle ne semble pas en état de maîtriser, no-tamment dans la mesure où de profondes diver-gences sé-parent les hommes de science qui sont appelés à leur fournir une solu-tion.

Il suffit ici d'évoquer la construction d'armes apocalyptiques, les lourdes atteintes à la biosphère et plus encore les intrusions dans le do-maine hypersensible de la personne humaine, du seuil de la vie à l'instant de la mort. Ainsi, tant la démarche de la science, tant le com-portement du savant que les desseins de la technique vien-nent buter sur un nombre croissant de dilemmes, qu'ils ont directement ou indirecte-ment provo-qués : "Faut-il, oui ou non, continuer de multiplier les cen-trales nu-cléaires ?" "Faut-il, oui ou non, poursuivre les expériences sur les em-bryons˙?" "Faut-il, oui ou non, exploiter sans limite les ressources d'énergie non renouvelables ?" "Faut-il, oui ou non, encourager les pa-rents à choisir le sexe de leur futur enfant ?" Et ainsi de suite.

Or, les déclarations qui se veulent rassurantes, du type : "On ne peut arrêter le progrès" ou "De tout temps, la re-cherche scientifique s'est heurtée aux préjugés" ou, dans le genre plus cynique : "On ne fait pas d'omelette sans casser les oeufs", ne suffisent plus à calmer l'inquiétude mon-tante. En fait, de telles déclarations trahissent plutôt un certain dés-arroi chez ceux qui doivent décider. Tout se passe comme si hommes de science et responsables de tout poil se trouvaient à ce jour enfermés dans l'alternative : politique de l'autruche ou politique de la fuite en avant ? C'est ainsi que les interrogations se font plus pressantes : "Où nous mè-nent les brillantes avancées de la technique ? Doit-on les en-courager ? ou seulement les laisser se dé-velopper ? ou faut-il limiter la recherche ?

Mais alors, sur quoi se fonder ? La science peut-elle arrêter la science ? Et si elle ne le peut, qui le pourra ? L'homme de science peut-il rester silencieux ? Et s'il vient à parler, en vertu de quelle autorité peut-il le faire ?"

Ici, on le voit, c'est sur un autre plan que débouche le débat : Le plan de l'éthique, de la morale et du droit.

2. Le monde occidental contemporain
et l'idéologie du scientisme banal

Le savant, le journaliste comme le simple citoyen sont au-jourd'hui d'accord pour faire des collectivités du monde occidental contemporain une société de consommation. Ce trait dominant est géné-ralement consi-déré comme la con-séquence du système d'économie de marché qui pré-vaut dans nos démocraties libérales.

Que l'on accepte ou non cette explication, il convient de rappeler que, dans leur majorité, nos sociétés subissent plus qu'elles ne désirent ce régime d'économie de marché. Or, une telle soumission ne s'explique guère que par la mentalité hédoniste qui caractérise aujourd'hui les so-ciétés d'Occident. Cette mentalité apparaît elle-même comme le résultat de l'hypnose morale dans laquelle nous a plongés ce que j'appelle - pour reprendre, en la généralisant, une expression de Bernard d'Espagnat - l'idéologie du scientisme banal. De quoi s'agit-il ? Rarement énoncée ou même évoquée de façon explicite, l'idéologie du scientisme banal a rem-placé le mythe du progrès, tel qu'il triomphait encore au début du siècle, aussi bien dans les milieux éclairés que dans l'opinion publique.

En dépit de son pessimisme fondamental à long terme - que l'on feint d'ignorer - l'idéologie du scientisme banal offre du monde dans le-quel nous vivons une vision à court terme qui se veut rassurante. Cette idéologie tient dans deux scénarios qui, selon elle, sous-tendent l'ensemble de l'histoire de l'univers et de l'humanité.

Le premier scénario concerne le monde inanimé. Celui-ci est pré-senté comme un ensemble de particules ou d'ondes micro-scopiques et de champs dont les jeux subtils, soumis aux lois de la physique, ex-pliquent non seulement l'apparence et le compor-tement du monde d'aujourd'hui, mais aussi l'entier de son histoire pas-sée, tout au long des 15 milliards d'années qui nous séparent de son commencement - l'explosion de l'atome primordial. Ce scénario prétend encore expliquer l'évolution du monde à venir, laquelle verra dans plu-sieurs milliards d'années la ruine du soleil, source de lumière et de cha-leur, laquelle entraînera dans sa disparition la Terre et l'humanité en-tière, avec ses souffrances, ses conquêtes et ses espoirs !

Bien qu'antérieur, le second scénario s'appuie sur le premier : il concerne le monde du vivant - végétaux, animaux et humains. Ce monde du vivant est présenté comme une hiérarchie ascendante et envelop-pante d'assemblages de cellules, elles-mêmes composées de molécules d'une di-versité quasi-infinie. Ces structures de complexité croissante sont en perpétuelle inter-action, les unes avec les autres et avec le monde in-animé. Elles évoluent selon les lois de la physique et de la biologie, dont le mariage, placé sous le signe du hasard et de la nécessité, explique non seu-lement l'apparence et le comportement actuels de tous les organismes vivants, de leurs espèces et de leurs po-pulations, mais aussi l'entier de leur évolution passée, tout au long des 3 à 4 mil-liards d'années qui nous séparent de l'apparition de la vie sur la Terre ! A l'inverse du premier, le second scénario reste plutôt silencieux sur l'avenir qui nous attend.

Mais le scientisme banal va bien au delà de la simple production de ces deux scénarios : il voit en eux la seule explication raisonnable de tout ce qui a fait, fait et fera l'univers, de la Voie Lactée au Cervin, de la libellule à l'homme que nous sommes, de l'Iliade à la Neuvième Sym-phonie, de l'Origine des espèces à la Théorie de la Rela-tivité, des Védas à la Bible,... et tout cela grâce au jeu prétendu sans mystères du hasard et de la nécessité.

Mises à part quelques exceptions notoires - dont Jean Rostand, Jacques Monod et, plus près de nous Hubert Reeves - les hommes de science eux-mêmes répugnent à se prononcer ouvertement pour le scientisme banal. Ce paradoxe apparent tient à deux raisons. La pre-mière concerne l'homme de science que j'appelle pour simplifier "ordi-naire" : c'est celui dont la pensée est quasi totalement absorbée par la spécialité, chaque jour plus étroite et plus exigeante. Ayant peu à peu perdu toute curiosité pour ce qui ne relève pas de sa discipline, l'homme de science ordinaire se méfie des considérations générales et ne veut - ni ne peut - s'ex-primer en dehors de sa compétence.

La seconde raison touche plutôt l'homme de science que j'appelle "éclairé" - par opposition à "ordinaire". L'homme de science éclairé a su prendre de la distance relativement à sa spécialité et à son activité de sa-vant. Il est no-tamment capable de les situer en regard d'autres activi-tés et disciplines dont il reconnaît l'intérêt et l'importance. Le plus souvent, l'homme de science éclairé sait bien que le scientisme banal ne reflète pas l'état ob-jectif de nos connaissances et que même, sur certains points précis, cette idéologie se trouve en contradiction avec les fait établis par les savants. Cependant - est-ce par sentiment d'impuissance, est-ce par gain de paix ou simplement par indifférence - l'homme de science "éclairé" préfère en général se taire, lui aussi.

Mais le silence des hommes de science n'empêche pas l'idéologie du scientisme banal de faire son chemin. C'est ainsi qu'elle a notamment pénétré dans les Universités, les Eglises chrétiennes et jusque dans les facultés de théo-logie, comme le montre le texte suivant, signé d'un pro-fesseur de théologie, directeur au Centre de formation du Saulchoir.

"L'aventure moderne de la science a impliqué un "concept rigou-reux de causalité dans l'ordre des "phénomènes qui rendait caduc le schéma de causalité métaphysique" ... "Aussi... considérant les événe-ments de l'existence... s'il est vrai d'eux que nous pouvons les recevoir globalement de Dieu, il n'en est pas moins vrai que nous ne saurions les référer à "Sa Volonté" particulière, ni postuler qu'ils doivent dans tous les cas avoir un sens".

Comment expliquer le succès du scientisme banal ? Sans doute par le prestige qui a longtemps entouré - et qui entoure encore la re-cherche scientifique. Voyons cela de plus près.

3. La recherche scientifique et ses limites

Ce sont les anciens Grecs qui en sont venus à conférer la qualité de scientifique à certaines recherches qui, au-paravant ou ailleurs, relè-vent plutôt de la mentalité pré-scientifique. La mentalité scientifique se dis-tingue de la mentalité pré-scientifique en ceci qu'elle limite son atten-tion et ses explications des phénomènes soit à des enchaînements de cause à effet situés dans l'espace et dans le temps, soit à des raisonnements de type mathématique sur les grandeurs quantifiant ces phénomènes, soit à des com-binaisons de ces enchaînements et de ces raisonnements. Une autre originalité de la pensée grecque tient dans son dessein de ne pas se li-miter à l'utile : elle attache au contraire la plus grande importance à la démarche gratuite : par exemple, en vue de percer les mystères de la na-ture.

Protégé, parfois même consolidé par Rome, l'héritage de la pen-sée antique est pris en charge dès le IVème siècle par l'Eglise chrétienne et dès le IXème par l'Islam. Cette prise en charge se traduit par un re-nouveau de la pensée scientifique : timide pour commencer, comme c'est le cas dans les premières universités d'Europe du XIIIème siècle, ce re-nouveau s'accélère dès le XVIème, lorsque pour ex-pliquer les phé-nomènes naturels - sous l'influence de Bacon et Galilée notamment - , l'expérience se substitue peu à peu à l'exégèse des grands maîtres de l'Antiquité et du Moyen Age. Mais, c'est seulement dans l'Université du début du XIXème siècle, sous l'impulsion de Humboldt et de Newman, que la recherche scientifique, en tant qu'activité tendant à l'approfondis-sement, à l'élargissement et à la conquête de la connais-sance, se voit as-signer un rôle précis dans l'éducation des maîtres et des étudiants : l'exercice de la recherche a pour vertu première la soumission à une ascèse essentielle pour la formation de l'esprit, de l'intelligence et du ca-ractère. Cette conception de la recherche domine encore jusqu'au mi-lieu du XXème siècle.

La fin de la dernière guerre marque en effet une étape nouvelle pour la recherche scientifique. S'imposant aux militaires et aux poli-tiques comme une arme formidable pour gagner les guerres - militaire, écono-mique et même sociale - les sciences et les techniques de pointe at-tirent l'at-tention du pouvoir, aux yeux duquel les universités appa-raissent comme des arsenaux en puissance d'un genre nouveau. Déve-lopper la recherche scientifique devient alors pour les Etats une obliga-tion, et, par voie de conséquence, partie intégrante de l'effort demandé à la nation. De nouveaux objectifs sont fixés à la recherche : élever le ni-veau de vie et de culture de la société, stimuler le développement des industries, soute-nir l'économie et accroître le po-tentiel militaire. Pour atteindre ces ob-jectifs, la qua-si-totalité des Etats procède à ce qu'on peut appeler l'institutionnalisation de la recherche : formation de Conseils nationaux ou régionaux et création de Ministères de la Re-cherche. Il y a une politique de la recherche, qui constitue un chapitre de la politique tout court... C'est ainsi que toute une partie de la Science se trouve récupérée par la politique et les pouvoirs. Conséquence im-médiate, la recherche scienti-fique change de statut. C'est aussi le cas de tous ceux qui en font leur mé-tier, sinon leur raison d'être. On les ap-pelle désormais des chercheurs. Pour un certain temps, ce sont les en-fants gâtés du pouvoir.

Ainsi, tout le monde a intérêt à louer et à promouvoir la re-cherche scientifique : les gouvernements parce qu'ils en espèrent puis-sance, et prospérité, les collectivités parce qu'on leur a promis monts et merveilles à son sujet, les chercheurs parce qu'ils en vivent. Bien évi-demment un tel engouement ne peut que donner un nouvel élan à l'idéologie du scien-tisme banal.

Cependant, en dépit, mais aussi à cause de ses succès formi-dables, la recherche scientifique se heurte à un certain nombre d'obstacles im-prévus.

Certes, dès les origines, la science connaît des limites, suites du parti adopté par la mentalité scientifique : borner ses investigations et ses explications à des en-chaînements de cause à effets localisables dans l'espace temps, ou à des raisonnements de type mathématique sur les gran-deurs quantifiant ces phénomènes. Ces limites intrin-sèques que la science

s'impose d'emblée sont les limites du réductionnisme. A ces li-mites vien-nent s'ajouter celles qui sont propres à la méthode carté-sienne qu'elle a faite sienne, et qui consiste à diviser la difficulté pour la vaincre : ce sont les limites de la spécialisation qui cloisonne la connaissance en domaines de plus en plus étroits et de plus en plus étanches.

A ces limites intrinsèques s'ajoutent maintenant des limites extrin-sèques, en premier lieu dues aux coûts parfois ga-lopants de la recherche : contrôle des personnels et des moyens par des autorités extérieures - comme l'Etat ou l'industrie - sélection des projets sur la base de critères étrangers à la science comme la rentabilité économique ou le bénéfice social. Et ce n'est pas tout ! Conséquence de l'institutionnalisation de la recherche, une collusion s'installe entre les pouvoirs et les responsables de la recherche, ce qui provoque de nouvelles restrictions sur leur dé-veloppement général. A ce jour les retombées de la recherche scienti-fique débordent largement le domaine aseptisé à l'intérieur duquel pou-vait se confiner l'homme de science du début du siècle. D'où l'émergence soudaine des nombreux problèmes d'éthique qu'il doit main-tenant ré-soudre.

4. L'absence d'une formation éthique chez l'homme de science

De tout temps, à un moment ou l'autre de leur vie, des hommes de science ont été en butte à des problèmes de nature éthique. Qu'il suffise ici d'évoquer les noms de Galilée, de Pascal, de Pasteur ou d'Einstein. Pour eux, ces problèmes sont d'ordre avant tout personnel : par exemple, comment choisir entre le devoir de publier les résultats d'une recherche d'une part et le respect de convictions morales et reli-gieuses d'autre part˙?

Toutefois c'est il y a une quarantaine d'années seulement - après le lâcher des bombes atomiques sur le Japon qui met fin à la deuxième guerre mondiale - que pour la première fois un groupe de savants affi-chent, de façon collective et publique, leur refus de participer à un certain type de recherche. L'objectif de l'Association of Atomic Scientists, créée à cette époque, est alors d'empêcher la guerre nu-cléaire. Or, ces savants, n'avaient-ils pas recommandé au pouvoir politique d'entreprendre la construction de la première bombe atomique ?

Quant au physicien Julius Robert Oppenheimer, chargé de réaliser le projet de construction, il aurait eu, plus tard, cet aveu : "En face d'un projet qui laisse entrevoir une jouissance intellectuelle (technically sweet), le savant ne se domine pas : il s'en empare pour le réaliser. C'est seulement plus tard, dans l'euphorique griserie du succès que surgissent les problèmes posés par l'utilisation. Parmi tous ceux qui ont travaillé avec moi, je ne pense pas que quelqu'un se soit opposé à la fabrication de la bombe atomique. Mais, quand elle a été là, alors seulement, nous nous sommes mis à discuter de ce qu'on allait en faire".

Depuis 1946, les déclarations collectives de savants ne manquent pas, périodiquement, de condamner telle prouesse de la science ou de la technique qui leur paraît menacer soit la vie ou la santé des populations, soit la qualité de la vie, soit encore la dignité de l'homme, soit enfin telle liberté fondamentale de l'individu.

Deux traits caractérisent en général ces réactions collec-tives. Elles sont premièrement tardives en ce sens qu'elles se manifestent après que la prouesse technique a reçu l'approbation du monde des savants - le cas échéant, con-sacrée par un Prix Nobel. Le second trait caractéristique de ces réactions collectives est qu'elles trouvent les hommes de science divi-sés. Tandis que les uns dénoncent solen-nellement telle entreprise comme pleine de menaces pour la société ou l'individu, il s'en trouve d'autres pour con-tester cette prise de position : "faisons confiance à la science et aux savants" disent-ils, "c'est encore la meil-leure chance de conjurer la menace, si elle existe !"

Qu'est-ce à dire, sinon que les arguments donnés de part et d'autre reposent sur des bases fragiles, dont l'objectivité n'est pas évi-dente. Les passions peuvent alors s'enflammer, qui parfois n'ont plus grand-chose à voir avec l'activité du savant. C'est ainsi que du terrain de la science, on passe à celui de la morale, de la politique, de l'idéologie ou plus crûment à celui des intérêts matériels.

Comment se fait-il que des hommes rompus aux exigences de la vérification minutieuse des données de l'expérience, comme à celles de la conduite de raisonnements rigoureux, comment se fait-il que ces hommes en viennent à oublier parfois ces exigences alors qu'ils quittent le do-maine de leur spé-cialité ?

C'est ici qu'apparaît une conséquence - lointaine mais apparem-ment inévitable - de la prédominance de l'idéo-logie du scien-tisme banal. Celle-ci n'affecte pas seulement l'opinion de l'homme de la rue mais sert aujourd'hui de toile de fond pour l'instruction publique, à tous les ni-veaux, primaire, secondaire et supérieur. Après avoir, sous le couvert d'une prétendue nécessaire "objectivité" ou "neutralité éthique", contri-bué à mettre sur la touche l'Eglise et la famille (parfois avec leur consentement), le scientisme banal prend la place laissée libre, substi-tuant insensiblement à la morale traditionnelle la morale impli-cite qui lui est propre, à savoir celle de l'efficacité, et du succès, consacrée par l'affirmation des droits des plus aptes et des plus nombreux.

C'est ainsi que les grands problèmes de la vie - la nais-sance, le mieux-être, la mort - sont abordés dans un climat d'hédonisme qui ca-ractérise les sociétés d'Occident. Certes, au temps d'Esaïe, on disait déjà˙:˙"Mangeons et buvons, car demain, nous serons morts", mais c'était dans l'enthousiasme passager d'une victoire militaire ! Si en défi-nitive, l'on dit à peu près la même chose aujourd'hui n'est-ce pas sous l'action du scientisme banal triomphant ?

Comment expliquer autrement les attitudes pour le moins dérou-tantes prises par certains hommes de science - fus-sent-ils parmi les plus éminents - lorsque, répondant aux sollicitations des media, ils acceptent de s'exprimer sur le sens qu'ils donnent au monde et à leur action dans celui-ci ?

Les premiers, à la suite des biologistes Jean Rostand et Jacques Monod, et du physicien Steven Weinberg, ne craignent pas d'afficher le pessimisme le plus absolu˙: "Plus nous comprenons l'Univers, plus il nous apparaît vide de sens"... "Absurde, vaine, l'aventure humaine - l'aventure falote du protoplasme - est promise à l'échec final, à la té-nèbre infinie".

Les seconds, entraînés par Hubert Reeves, l'astrophysicien choyé des media, refusent un tel pessimisme. Ignorant superbement l'anxiété qui ronge notre civilisation et les malheurs qui frappent les trois-quarts de l'humanité, ils se plaisent à contempler avec ravissement les conquêtes de la science - les deux scénarios du scientisme banal. C'est ainsi que lançant un clin d'oeil à Mozart, Turner et Bau-delaire, Hubert Reeves invite ses lecteurs - et ses au-diteurs - à la jubilation : "Enivrez-vous sans cesse ! mais de quoi ? De vin, de poésie, ou de vertu : à votre gré, mais enivrez-vous !"

D'autres encore, tel le biologiste-médecin Henri Atlan, élargissent l'horizon de leur réflexion. Dépassant pour un insant le scientisme ba-nal, ils reconnaissent l'existence, à côté de la science, d'une autre voie pour accéder à la vérité, la voie de la révélation et du mythe. Toutefois, face à l'irréductible antagonisme des deux voies, pourtant légitimes, de la science et de la révélation, le scepticisme éclairé d'Henri Atlan s'en tient à un jeu d'intellectuel : faire dialoguer le mythe avec la rigueur !

D'autres enfin, à l'image du physicien Julius Robert Oppen-heimer ou du biologiste Jacques Testart, après avoir fait oeuvre de pionnier et stupéfié l'opinion par leur prouesses techniques, prônent soudain l'arrêt des recherches qui ont fait leur renommée, non sans laisser un doute amer planer sur les raisons profondes de ce renoncement.

Quelle impression retirer de ces prises de position sur le plan de l'éthique ? Ingénuité, myopie, légèreté, jobardise ? En tout état de cause, leur désordre contraste avec les certitudes linéaires de l'idéologie du scientisme banal.

5. La nécessité d'une formation éthique pour l'homme de science

Investi par son savoir de pouvoirs qu'il n'a pas sollicités et dont il n'a pas toujours conscience, l'homme de science se trouve aujourd'hui surpris par des responsabilités qu'il discerne mal et auxquelles il n'est pas préparé .

D'un côté, toujours aussi nombreux sont nos contemporains qui se tournent vers lui pour lui dire : "A cause de la science que vous faites et que vous enseignez, nous ne pouvons plus croire aux religions; quant aux idéologies, elles ont échoué. Seule la science semble tenir comme source de vérité en laquelle on peut se confier. Donnez-nous donc une morale."

Mais d'un autre côté s'accroît le nombre de ceux qui, cons-ciemment ou non, ne peuvent plus s'accommoder de l'idéologie du scientisme banal et disent à l'homme de science : "Voyez : la science que vous faites et que vous enseignez est en train de détruire non seulement l'équilibre et l'harmonie du monde dans lequel nous sommes, mais aussi le fonds des convictions qui donnent un sens à notre vie. Gardez votre science pour vous et laissez-nous vivre avec les certitudes qui nous per-mettent d'espérer". Comment faire face à des demandes aussi contra-dictoires ? Elles sont là pourtant, qui invitent l'homme de science d'aujourd'hui à s'interroger à son tour :

"Quel est donc le sens de mes efforts ? Si la science ne suffit pas à répondre aux aspirations de bonheur des hommes, alors à quoi bon ces jours et ces nuits d'efforts ? N'y a-t-il pas une meilleure façon d'utiliser mon énergie et mon intelligence ?" Et cela n'est pas tout, car un jour ou l'autre, par la force des choses, l'homme de science est ap-pelé à trans-mettre son savoir - que ce soit à l'usine, au laboratoire, à la télévision, à l'école, à l'Université ou simplement dans sa famille. Et le voici en butte à de nou-velles questions : "Où se situe donc la valeur de ce que j'enseigne ? Si j'ai des doutes, ai-je vraiment le droit d'endoctriner ainsi mes collaborateurs, mes élèves ou mes enfants, sans au moins les avertir de ces doutes ? Puis-je les encourager sur un che-min qui, somme toute, ne les mène sûrement pas vers le bonheur qu'ils imaginent ?" C'est ainsi que, face à toutes les questions qui l'assaillent, l'homme de science contemporain découvre la nécessité d'une autre connaissance, d'une autre approche de la réalité, étrangère à son savoir. Car il n'est plus question ici de science et de technique, mais de morale et d'éthique. Comment se fait-il que nos écoles, nos Hautes Ecoles sur-tout, se préoc-cupent si peu de donner aux futurs hommes de science, aux médecins, aux magistrats et à tous ceux qu'el-les sont censées for-mer, la préparation éthique qui leur est tous les jours plus nécessaire ? A quoi rêvent donc les facultés de théologie et de philosphie de nos universités ? Sont-elles, elles aussi, hypnotisées par le démon du scien-tisme banal ?

Il y a douze ans à peine, Jean Humberger était reçu à l'Académie des Sciences. Au cours de l'allocution qu'il tînt à cette occasion, André Malraux lui posa la question : "La science, qui a si puissamment formé le monde, peut-elle ajouter à ses desseins celui d'une formation méthodique de l'homme ?" A quoi le pionnier de la transplantation rénale répondit : "Non, Monsieur, elle ne le peut. Elle ne le peut pas plus que les construc-teurs de navires ne peuvent forger l'âme des capitaines".

En ces jours troublés où la science ne cesse de lancer sur les eaux agitées de ce monde bateaux et navires chargés du meilleur comme du pire, n'est-ce pas la dernière qui sonne pour que l'on songe à former l'âme des capitaines ?

SDG, le 8 novembre 1986

Dominique Rivier

Faculté des sciences,

Université de Lausanne

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