Démographie et culture

Edgardo Giovannini

ancien recteur de l'Université de Fribourg La démographie, vous venez de l'entendre et vous allez l'entendre encore par d'excellents exposés d'éminents spécialistes, est la science qui étudie l'évolution de la population de certaines régions ou du globe tout entier dans le passé et tire par la statistique des prévisions pour l'avenir. Quelles sont les causes de l'évolution positive ou négative d'une population? Il y a des cas de force majeure comme les épidémies, les guerres, les catastrophes naturelles; il y a des causes politico-économiques avec restriction des naissances imposée par l'état (comme p. ex. dans la Chine actuelle) ou promotion pendant et après une guerre, mais il y a aussi des causes culturelles. Je me bornerai à considérer celles-ci.

Définition et but de la culture

Essayons d'abord de définir ce qu'est la culture, notion extrêmement variable, différenciée et même équivoque. La principale confusion est celle avec la notion de civilisation. Celle-ci peut se définir comme l'ensemble des modes de vivre, d'habiter, de manger, de se déplacer, et des choix faits pour se procurer et pour utiliser les bienfaits du progrès scientifique et technique par quoi l'homme acquiert un bien-être matériel; mais cela n'est pas nécessairement de la culture. On n'exclut pas toutefois qu'il y ait quelques interactions entre civilisation et culture: p. ex. la façon de s'habiller peut être expression de la culture de celui qui s'habille de telle façon (bure, jeans, etc.) plutôt que d'une autre. Je dirais que la notion de civilisation a un sens appréciatif associé à la notion de bien-être et donc à la notion de bien, qui est en elle-même un absolu pour certains, mais pas pour tous. Voyons quelques définitions de la culture qui peuvent aider à clarifier cette notion. Selon Herriot, la culture est ce qui reste quand on a tout oublié: définition qui peut être transformée en la réciproque: c'est ce qui manque quand on a tout appris. Ces deux définitions permettent de séparer nettement culture et érudition. Selon Hegel, la culture est la somme des fruits de l'activité humaine exercée sans but lucratif, ou bien, selon une définition courante, la culture exprime le passé spirituel d'un peuple, c'est-à-dire l'ensemble des notions qu'un individu ou un peuple se fait du sens de la vie et de la mort, de la nature de l'homme et de sa destinée, de la notion du bien et du mal. Dans ce sens, on parle de culture chinoise, hindoue, africaine, latine etc. Ces définitions permettent, entre autre, de distinguer entre la culture, qualité personnelle d'un individu, et la culture d'un pays, d'un peuple ou d'une nation. On peut aussi considérer la culture d'un pays, d'un peuple ou d'une nation comme la somme de la culture des individus appartenant à ce pays, à ce peuple ou à cette nation, multipliée par un coeficient exprimant le rayonnement de ces individus. Etymologiquement, le mot culture dérive soit du verbe "cultiver", soit du mot "culte". La dérivation du mot "culture" de "culte" signifie que la culture a - dans un certain sens - quelque chose de sacré. J'y reviendrai. Considérons d'abord la dérivation de "culture" du verbe "cultiver". On trouve en effet, dans les textes, comme définition de la culture, encore celle-ci: la culture est l'état d'un esprit cultivé par l'instruction; cette définition est défectueuse parce que l'instruction ne suffit pas à donner une culture par elle seule. C'est un fait que la culture d'un individu est le résultat d'un travail laborieux des facultés de l'esprit; mais cet exercice ne conduit pas nécessairement à la culture. Celui qui cultive quoi que ce soit le fait toujours dans un but précis: obtenir une bonne récolte, des grappes très savoureuses, des fruits de qualité, un savoir très étendu, etc. etc.. La culture de l'esprit devrait alors avoir pour but d'atteindre la connaissance la plus complète sur le sens de la vie et de la mort, de la nature de l'homme et de sa destinée, de la notion du bien et du mal. La recherche scientifique répond au désir de l'homme tout à fait légitime de connaître la nature, soit pour le plaisir de la connaître et d'en contempler les lumineuses beautés, soit pour la dominer et la mettre au service de l'homme. Mais elle ne peut pas donner la réponse aux questions fondamentales que l'homme ne peut pas ne pas se poser. La culture et la science (n'importe quelle science) ne s'identifient donc pas non plus. Permettez-moi de citer et d'adopter la définition que le Pape Jean-Paul II a donnée de la culture dans son discours de 1980 à l'UNESCO: "La culture est ce par quoi l'homme en tant qu'homme devient davantage homme " et "davantage homme" signifie, à la lumière de la Genèse et d'autres textes, "davantage de ressemblance avec Dieu". En ce sens, la culture a quelque chose de sacré.

Culture européenne et démographie

Le problème spécifique de ce symposium est la démographie de l'Europe. Dans son discours prononcé à Fribourg le 5 mai 1987, Journée de l'Europe sur "la dimension spirituelle de l'Europe" (Editions Universitaires, Fribourg, 1987), le Cardinal Lustiger dit ceci: "L'Europe ne se définit pas par ses caractéristiques géographiques, ni par ses métamorphoses politiques: l'Europe est constituée des peuples et des nations qui ont eu le privilège de recevoir l'héritage du savoir philosophique grec, de l'idéal de justice et de droit de Rome et surtout l'héritage du message judéo-chrétien. Ce privilège inclut nécessairement la vocation de conserver et de diffuser cette culture. Comment assurer alors cette conservation et cette transmission? Il est un fait que tous admettent généralement que cette culture ne se transmet fondamentalement ni par les bibliothèques ni par les discours des savants, mais dans la famille: celle-ci est le milieu créateur fondamental de la culture; et elle se transmet surtout par les mères et les grand-mères auxquelles revient cette très noble tâche, noble par-dessus toutes les tâches. Mais qu'a-t-on fait de la famille dans notre monde occidental? Avant l'arrivée de l'industrialisation, la famille était un ensemble généralement solide qui réunissait sous le même toit au moins trois générations, où chacune profitait des deux autres. La transmission pouvait se faire de la manière la plus sûre dans une ambiance recueillie et favorable aux réflexions fondamentales. L'industrialisation a considérablement entamé cette unité en enlevant de la famille le mari et le père. Aujourd'hui, c'est la mère qui quitte souvent le foyer et cherche son épanouissement dans le travail professionnel. Je ne mentionnerai qu'en passant d'autres facteurs menaçant la famille et par là sa vocation: - l'habitat souvent insuffisant; - l'espace vital insuffisant pour les enfants qui ont besoin de s'ébattre à l'air libre; - l'hédonisme de la société de consommation et l'affairisme qui proposent des buts et des valeurs qui sont loin d'avoir prouver qu'ils étaient sources de bonheur véritable pour l'homme. Pour que l'Europe puisse répondre encore à sa vocation de conserver et de diffuser la culture qui fut la sienne, il sera nécessaire de reconstituer la solidité de la famille et de la convaincre de sa plus haute fonction. Or la famille est à la base fondée sur le principe naturel de l'indissolubilité du mariage: cela ne remet-il pas en cause la légalisation du divorce? Il faudra refléchir sur l'hédonisme car il s'est avéré force destructrice de la vie humaine par l'avortement, la pilule abortive, les méthodes anticonceptionnelles, par le libertinage sexuel qui ne donne à la sexualité que le sens de la jouissance pure, le séparant de sa fonction amoureuse et féconde: n'est-ce pas là le dénaturer, lui ôter sa dignité et son sens profond? Il faudra créer une culture que nous appellerons la civilisation de l'Amour qui est par essence féconde et généreuse, une culture qui soit véritablement recherche de la ressemblance avec Dieu, le vrai Dieu, tel qu'il est, et non l'idée que nous nous en faisons. Si le taux de natalité reste en Europe autour de 1,8 et celui de l'Afrique du Nord passe de 5,8 à 2,2 (je fais cette supposition pour ne pas trop alourdir la comparaison), il y aurait dans cent ans 200 millions d'Européens face à 600 millions de Nords-Africains. Il y a bien sûr de la culture, au sens que j'ai défini, dans toutes les cultures régionales, car cette culture est inscrite dans le coeur de la nature humaine elle-même, mais la culture judéo-chrétienne a apporté des richesses tout-à-fait originales qui appartiennent au trésor de l'humanité et dont elle est la porteuse: ce serait une catastrophe de les gaspiller ou de les perdre. Elle est, entre autre, la seule qui garantit réellement les droits de l'homme. Conserver et transmettre cette culture était et reste la grande tâche de l'Europe. Nous risquons d'être submergés par des phénomènes d'évolution de culture qui s'éloignent toujours davantage de cet idéal. Je répète: la crise démographique est une crise de culture, la crise de culture est une crise d'amour, une crise de la recherche de la ressemblance de tout homme avec Dieu. J'ai confiance dans les forces constructives qui sont dans l'homme, dans sa ressemblance avec Dieu, dans les institutions naturelles du mariage et de la famille et dans la culture, et je suis convaincu que ces forces auront toujours le dessus. N'ayons pas crainte de la surpopulation du globe. La nature ne peut pas créer des problèmes insolubles pour l'homme: avec sa culture et avec l'aide de Dieu, en collaborant franchement avec le plan que le Créateur a établi pour la Création et que l'homme se doit de découvrir, l'homme pourra toujours résoudre les problèmes que l'économie pose.

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