L'Europe oublie ses hommes

par

Alfred Sauvy

Professeur au Collège de France

Ceux qui ont vécu ce siècle et connu ses deux guerres peuvent même (sinon surtout), à leurs derniers moments, se réjouir de voir que l'hostilité séculaire a fait place à un désir d'union et que, devant leurs enfants, se présente un avenir mions sombre. Il est d'ailleurs permis de penser que l'horreur même de ces deux guerres et de la seconde en particulier, a largement contribué à cet état d'esprit nouveau. Peut être invoquée aussi, en Europe occidentale, le fait de se trouver placée entre deux puissances supérieures, ce qui modifie profondément l'aspect traditionnel, non seulement de l'Europe, mais du monde. Les enseignants en matière de droit international et de diplomatie ont dû (ou auraient dû) de ce fait, modifier profondément des leçons, qui, maintenues, n'auraient été que des suites d'anachronismes. Si bien que sans se réjouir, certes, des massacres du passé les jeunes générations peuvent, du fait même de ces hécatombes, penser et agir de façon plus positive. Les progrès accomplis, en tout pays, dans la recherche de la santé, sont un témoignage sans équivoque. Il existe, cependant, d'autres ennemis que le peuple voisin et nous constatons que le plus dangereux d'entre eux n'est ni combattu, ni même cité. Vie humaine et vie d'une population Bien connu et cela de mieux en mieux est le déroulement de la vie d'une personne. Les recherches sur la vieillesse et le vieillissement ont fait d'importants progrès et en ont de plus grands encore devant eux. Il ne s'agit pas seulement de progrès de la connaissance, mais aussi de l'action. La vie moyenne de l'homme à l'époque de la Révolution était inférieure à 30 ans; elle approche maintenant 80 ans. Attention cependant : il ne s'agit pas d'un prolongement, comme on est tenté de le croire. Celui qui veut allonger un tuyau peut placer le tronçon supplémentaire à son extrêmité, mais il peut aussi l'insérer en un point quelconque. C'est ce qui est arrivé pour la vie humaine. A elle seule, la baisse de la mortalité infantile, depuis la Révolution, a allongé, de 12 ans, la vie humaine. Comme il n'y a plus guère à gagner du côté des jeunes (à l'exception des accidents de la route, mais il s'agit ici d'une maladie sociale), l'allongement de la vie se constate maintenant aux âges plus élevés, les deux ennemis principaux étant le cancer et les maladies de l'appareil cardiovasculaire. Alors que l'allongement de la vie, tel qu'il se faisait autrefois, provoquait plutôt un rajeunissement de la population, celui qui s'obtient, se dessine, entraîne un vieillissement. Il s'agit là de constatations élémentaires, mais qui ne retiennent pas l'attention de la population en général et notamment des diplomates. Les populations européennes en déclin Il ne s'agit pas, pour le moment, d'une diminution de nombre, mais d'un vieillissement qui l'annonce. Le vieillissement d'une population se définit et se mesure à la population de personnes âgées. Si les populations européennes sont appelées à vieillir, c'est beaucoup moins du fait du prolongement de la durée, cité plus haut, que de la diminution du nombre de jeunes. Il est curieux de voir combien peu informés, combien peu préoccupés, de la question sont ceux qui débattent à Bruxelles sur l'Europe. Ils pensent à tout, excepté aux hommes. C'est quelque peu comme si un forestier s'intéressait à tout, excepté aux arbres. Or, dans les 12 pays, qui unissent leurs destinées, les générations n'assurent leur renouvellement que, dans un seul pays, l'Irlande. Pour assurer ce simple renouvellement, il faut qu'une femme ait (en moyenne, bien sûr) un peu plus de deux enfants. Voici les résultats actuels pour quelques pays (Nations Unies) Danemark 1,45 France 1,81

Angleterre 1,80 Allemagne (RFA) 1,38

Grèce 1,70 Luxembourg 1,45

Italie 1,45 Pays-Bas 1,45

Portugal 1,75 Belgique 1,55

Espagne 1,70 Irlande 2,5

Seule l'Irlande assure, pour le moment, le renouvellement de ses générations, mais sa natalité est appelée elle aussi à baisser. Pour la France, si la perte est limitée à 1/10 par génération, c'est du fait de la population musulmane. Pour la population "européenne", le taux n'est que 1,7 (perte de 15 % à chaque génération et non de 10). Les perspectives Non seulement les services des Nations Unies n'escomptent pas une reprise de la natalité en Europe, mais, du fait même du vieillissement, une baisse est à envisager. Voici la donnée principale, le taux brut de natalité : 1990-1995 2020-2025

 

Danemark 11,0 9,8

Finlande 11,4 10,5

Irlande 17,2 13,8

Norvège 12,5 10,6

Angleterre 12,5 11,4

Grèce 11,7 10,6

Italie 11,4 9,4

Portugal 13,5 11,4

Espagne 12,9 11,4

Belgique 11,6 10,5

France 13,0 11,4

R.F.A. 10,3 9,2

Pays-Bas 11,1 9,4 Si le recul est général, c'est du fait même du vieillissement de la population; les générations en âge de procréer seront en diminution continue. Le vieillissement Dans le lot si fourni, des ignorances de l'opinion, même la plus éclairée, figure le vieillissement de la population, non connu, ou confondu avec l'allongement de la vie. Il s'agit là d'une simple question de fait mais aussi de la prévision la plus exempte d'aléas. Du nombre des quadragénaires en 1989, on déduit sans peine et sans grande chance d'erreur, le nombre des sexagénaires sur l'an 2009. Mais nous nous trouvons devant un curieux exemple de refus social : Le vieillissement fait partie des nouvelles qui ne se répandent pas. Voici quelques données : En France, l'évolution sera la suivante: Moins de 20 ans Plus de 60 ans

1988 15,8 10,3

2010 14,0 13,3

2040 12,0 16,6

Ainsi, le nombre de vieux va, pour la première fois, dans le monde, dépasser celui des jeunes. Déjà expressifs, les chiffres sont encore plus frappants, si l'on compare les deux Allemagne. R.F.A. R.D.A.

1988 14,8 13,4

2000 16,7 13,7

2010 20,0 16,3

2020 21,2 16,8

Si chargée de vieux qu'elle soit, la RDA apparaît jeune, en comparaison de la RFA. Bien entendu, ces chiffres ne tiennent pas compte des migrations éventuelles, de vieux de la RDA vers la RFA dans le but d'avoir une meilleure retraite. Les disproportions seraient encore accusées . Aussi touchés que l'Allemagne semblent les pays méditerranéens, Portugal, Espagne, Italie et Grèce. En Italie, pour l'année 1987, 127 naissances pour 100 femmes, au lieu des 210 nécessaires. L'Espagne doit se trouver aux environs de 150. Le Portugal est en meilleure situation, mais il s'agit en somme d'un retard dans l'adaptation. La Grèce souffre elle aussi d'un profond recul. Démocratie et dictatures Il est curieux de constater que les pays les plus frappés sont ceux qui ont subi, il y a un demi siècle, des régimes de dictature; dans les vieilles démocraties Belgique, Pays-Bas, Suède etc. la situation est sérieuse, mais moins dramatique. Tout en laissant aux politologues, le soin de juger le phénomène de dépendance, constatons qu'en Allemagne le seul terme "démographie" provoque aussitôt une réponse spontanée . "Hitler". Il s'agit là non de logique mais de réflexes. Les conséquences Les plus concrètes, les moins contestables sont les conséquences financières. Le coût d'un vieux, pour la nation est 3 fois plus élevé que celui d'un jeune. En outre, les charges des vieux sont largement supportées par l'Etat et la Sécurité Sociale. D'ores et déjà, les retraites sont menacées. Mais ici se place un curieux phénomène psychosocial : l'opinion n'est pas touchée par ces perspectives, si sûres qu'elles soient. Chacun considère le titre de retraite comme un droit qui ne peut pas être discuté. Or, même en régime de capitalisation, les retraites sont menacées si le nombre de producteurs diminue, parce que ces producteurs refuseront quels que soient les arguments juridiques, de verser les 2/3 ou les 3/4 de leur production. Tout en laissant ici de côté l'aspect moral, car il prête davantage à discussion, nous devons cependant citer les précédents historiques : Dans tous les pays où s'est produit le phénomène de vieillissement (échancrure de la pyramide des âges à sa base), la décadence a été décisive : après la Grèce, (Ménandre, Polybe et d'autres dénoncent la baisse de la natalité qui entraîne vieillissement et décadence) vient le tour de Rome : Auguste s'est efforcé, mais en vain, de remonter la natalité défaillante; les Barbares ont attaqué un peuple de vieux. Divers auteurs l'on confirmé, mais en vertu du phénomène psychologique signalé plus haut, se produit un refus collectif d'observation et de mémoire. Moins connu, mais plus probant encore, l'exemple de Venise : Au début du XVIIe siècle, 10,7 % de sexagénaires, 12,4 % en 1661-1670 et 15,7 % en 1731-1740. La décadence de ce pays est d'origine démographique. Les migrations Devant ce phénomène vital que les débats de Bruxelles évitent de la façon la plus alarmante qui soit, une solution vient à l'esprit : l'immigration n'a-t-elle pas pour effet d'augmenter le nombre et de rajeunir la population ? Nous n'entendons pas ici nous étendre sur les conditions d'un tel phénomène, le jugement étant, bien entendu plus aléatoire que pour l'évolution démographique propre. Contentons-nous d'observer ici que, du point de vue numérique, la solution apparaît d'autant plus plausible que les pays méditerranéens sont surpeuplés, en particulier l'Algérie, l'Egypte et la Turquie. Il ne s'agit plus seulement de nombre, mais à tout le moins la question aurait-elle pu être évoquée.

Conclusion

Ainsi la naissance de l'Europe se présente dans des conditions plus que difficiles. Le phénomène principal est ignoré à peu près volontairement pour ne pas ternir la belle idée d'union, sinon de fusion. En raison du vieillissement certain l'Europe va peu à peu cesser de jouer un rôle prépondérant et cela d'autant plus que les deux grandes "superpuissances" ne subiront pas un vieillissement aussi important. Le contraste entre l'idée de naissance et celle de vieillissement a un caractère dramatique surprenant qu'il est essentiel de dénoncer. Alfred Sauvy

L'Europe oublie ses hommes Alfred Sauvy

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