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Oui à l'Europe, non à l'Euro-machin

 

Inutile de chercher longtemps l'origine de ce titre. L'emprunt à qui vous savez n'est toutefois que partiel, et s'arrête au mot lui-même, appliqué alors à l'ONU et non à l' idée . En 17 ans d'Afrique noire, entre 1962 et 1979, j'ai travaillé comme expert de l'Unesco, du PNUD et de la Banque mondiale (puis du CICR), j'ai appris à connaître l'Organisation mondiale en soutenant l'adhésion de la Suisse. Je n'ai pas modifié mon point de vue.

C'est en 1964, à Léopoldville (République démocratique du Congo, devenu Zaïre l'année suivante) qu'interrogé par les étudiants de l' Institut Pédagogique National sur le Nord en général et mon pays en particulier, que j ' ai rédigé mes premières réflexions sur La Suisse, sa neutralité et l'Europe. J'y montre notamment que la Suisse est en tête de l' indice Nobel, avec 2,62 points, pratiquement irattrapable, devant l'Allemagne 0,71, les USA et le Royaume-Uni 0,67, et la France, 0,40. Et bien sûr, j'y émets des craintes face à l'Europe des hégémonies. Après qu'en 1972 le peuple suisse ait accepté par 77,2% de Oui l'accord d'association à la CEE et rejeté en 1976, par 75,7% de Non l'adhésion à l'ONU, il m'a semblé nécessaire de reprendre mes réflexions. En 1990, le projet s'est réalisé par un livre, qui reprend, au début, le texte de 1964 : Paroles d'Helvète. L'accent suisse. Il n'y a pas lieu ici, de résumer ces textes, sinon de remarquer que la Croix fédérale est celle de St Maurice, symbole du Christianisme, porté par les Schwytzois, mais aussi emblème d'un Africain, officier romain mélanoderme, car St Maurice était Nubien. Par Bourgogne transjurane interposée, il est devenu patron du St Empire romain germanique, voici un millénaire. J' y vois un symbole de mes prises de position comme citoyen suisse et comme africaniste attaché à pourfendre les dictatures_

Encore un préalable : depuis des décennies, j'observe la légèreté, voire 1' arrogance avec laquelle nos voisins Français notamment traitent de la Suisse. J' en veux pour preuve récente un article de Paul Fabra (Le Monde, Paris, 26 mars 1991) qui évoquant l'intégration économique dans la CEE dit: "Ce mot est difficile à définir. Le canton de Lausanne (!) et le canton de Genève sont-ils 'fortement intégrés'"... C'est pourquoi, dans Paroles d'Helvète, j'ai montré que la Suisse, ex-province du Saint-Empire romain germanique (que 1'on observe l'aigle dans le drapeau genevois) a été aussi une province de la Lotharingie, dont témoigne au jourd' hui la Regio Basiliensis. Cette Suisse n' a jamais (hormis l'usurpation napoléonienne) été française. Et je montre alors, à travers un Indice olympique (points obtenus/population) que si Ia Suisse est devancée par le Danemark et l'Allemagne (1,730 et 1,116 points), elle précède tous les autres Occidentaux, avec O,923 points, devant les USA (0,821) et la France (0,581).

Or si par Jean Monnet la France peut s'honorer d'avoir été à l'origine de la volonté d'arrêter la vendetta germano-française, la France a, là encore, été précédée, en 1' occurrence par un Tchèque. le comte Coudenhove-Kalergi qui, en 1923 déjà, dans son livre Pan-Europa, prônait une "union douanière pour réunir le charbon allemand et le minerai français", ainsi qu'une lutte tant anti-communiste qu'anti-trusts. Voici ce que n'aiment pas s'entendre rappeler, les thuriféraires de Jean Monnet, à Lausanne ou à Bruxelles. On pourrait leur signaler que bien auparavant, en 1817, Muhrard a créé à Berne le Journal européen, dont le but était de "réorienter la communauté européenne - seul but philosophique digne des gens instruits". Et déjà naissait l'idée des Etats-Unis d'Europe. Ajoutons que l'idée européenne reprise par Jean Monnet après la seconde guerre mondiale a d'abord été associée à un projet politique conçu par Alcide de Gasperi, Robert Schumann et Konrad Adenauer, tous d'ailleurs, comme Churchill, membres de l'Union Pan-européenne.

Paroles d'Helvète prend soin aussi de se montrer prudent face à Bruxelles et de l' actuel président de la Commission. Il importe de ne pas se faire piéger par Jacques Delors, qui joue adroitement du fédéralisme et se réfugie derrière Denis de Rougemont, mais n'admet en compagnie de ses seize comparses aucun compromis et impose de manière totalitaire, a-démocratique, les décisions politiques et économiques. Combien on agit autrement au Conseil de 1' Europe, qui, lui, créé en 1948 déjà, réunit pratiquement tous les pays du Continent, mais dont la CEE a accaparé le drapeau et l'hymne, Conseil de l'Europe qui continue pourtant à prêter ses installations aux réunions du simili-parlement des Douze.

Ces Douze abusent du nom d'Europe, et beaucoup de gens de l'extérieur les imitent parce qu'intoxiqués par cette dialectique de propagande. La CEE se prend pour l'Europe, au même titre que Paris, lorsqu'il dit Eurafrique, voire Francophonie, ne pense que France. Tout comme lorsque Paris dit Europe communautaire et entend France. Pas étonnant, alors, que cette France refuse d' accroître les attributions du faux Parlement européen (à ne pas confondre avec 1' Assemblée du Conseil de l'Europe), une attitude qu'aujourd'hui même, 19 octobre 1991, à Paris, dénonce un Colloque de l'Association française des juristes démocratiques, sous le thème : Le déficit démocratique

Depuis ses origines, la CEE est marquée par la guerre froide. A preuve cette déclaration d' Etienne Davignon, ex-Commissaire et actuellement directeur de la Société générale de Belgique "Rien ne se fera dans la Communauté sans accord Paris-Bonn"; à quoi Francois Mitterrand ajoute (9 juin 199l): "La France doit devenir aussi forte que l'Allemagne", un propos derrière lequel il faut voir l'ancestrale méfiance du Gaulois face au Germain. On en vient, alors que la RFA est membre fondateur de la CEE, à entendre M. Delors déclarer (Time, 22 avril 1991): "Nous devons consolider la position de l'Allemagne dans la Communauté", ajoutant qu'avant d'admettre les pays de l'Europe orientale, il faut exiger qu'ils se démocratisent, la CEE pouvant les y aider...

Cette volonté de souder davantage l'Allemagne à la CEE vient de la peur de voir éclater le fragile et trompeur édifice. On va jusqu'à préconiser la constitution d'une Confédération franco-allemande, que le récent projet d'armée franco-allemande confirme. Etant donné qu'au plan monétaire le désaccord entre Allemands et Français est quasi total (on ne veut pas à Bonn d'une Banque centrale soumise aux politiques comme la Banque de France), la CEE tire de plus en plus à hue et a dia. J. Delors a récemment laissé entendre que l'Europe monétaire pourrait ne pas compter plus de 5-6 membres. Belle désunion intérieure de la forteresse ! Le Prof. Pierre du Bois (Institut universitaire d'études européennes et Université de Neuchâtel) a bien éclairé cette situation (Express, Neuchâtel 3 avril l99l): "Au fond, la construction européenne n' a cessé - et ne cesse - de dissimuler sous les habits de l'unité le triomphe des intérêts nationaux. La réalité est loin des discours, les calculs et les comptes étroits ont souvent fait passer au second plan les objectifs essentiels. Des enjeux économiques variés, sinon contradic- toires, pèsent déjà sur l' évolution de 1'intégration. Nombreux sont ceux qui, dès les années soixante, ont comparé le Marché commun à un immense bazar. Trop souvent, 1' avancement de la Communauté s'est fait à coup de marchandages, voire de chantages, qui ont contribué à la dénaturation de l'idéal communautaire. Plus encore que l'intégration économique l'union politique souffre de la survivance des intérêts nationaux contradictoires. Loin de parvenir à l'unité en matière de politique étrangère, les Douze continuent à tirer à hue et à dia ".

" France soucieuse d ' affirmer son rôle de puissance européenne, sinon mondiale, malgré la faiblesse des moyens dont elle dispose; Allemagne de plus en plus axée sur l'Europe centrale et orientale; Royaume-Uni qui reste tiraillé entre les nécessités européennes et la 'relation spéciale avec les Etats-Unis; Italie et Espagne, qui poursuivent de vieux rêves en Méditerranée; Danemark, qui ne cesse de balancer entre la communauté des douze et la Scandinavie; Grèce, souvent plus moyen-orientale qu' européenne; ou encore Irlande qui tente, vaille que vaille, de sauver une neutralité mal définie dans une Europe à la recherche de sa propre défense ; Belgique et Pays-Bas qui n'arrêtent de pleurer sur leur manque de poids face aux grands. Bref, un bilan d'attitudes et de politiques, d'où ressort une impression de pot-pourri qui contraste avec les aspirations rhétoriques de l'unité d' action" .

C' est avec une telle Communauté économique que le politologue français Maurice Duverger voudrait voir 1' Europe transformée en grande puissance : "En l'an 2000, la Communauté, avec 500 millions d habitants... sera la plus grande puissance mondiale de façon ^écrasante (c'est moi qui souligne (cf Interview. L'Hebdo, 1990). C'est cette faiblesse interne de la CEE qui explique sa propension au chantage. Comme les dictateurs usant de la violence (aveu de leur faiblesse), elle montre sa fragilité. Pourquoi céderions nous à ce chantage, vient de dire le Conseiller fédéral Oggi; pourquoi nous laisserions-nous domestiquer ?

Certains chefs de grandes entreprises suisses ont montré clairement leur défiance face à la CEE. Interrogé par la TVSR, le directeur de Winterthur Assurances a estimé que grâce à la succursale belge, rebaptisée Winterthur-Europe - qui fait partie de 1' organigramme de sa société - le problème est résolu. Et M. Hayek (directeur de la SMH) de montrer que sa société, leader mondial de l'horlogerie , n'a pas un besoin vital d'être dans la Communauté. Et de souligner que dans l'ignorance du but final de cette Europe des Douze, il vaut mieux prendre son temps. Exactement ce qu'a déclaré M. Blankart, estimant qu' il faut éviter d' être pressé, car cela consiste à faire preuve de "faiblesse" . d' ailleurs, a-t-il ajouté, la Suisse ne s'écroulera pas si le traité EEE n'entre pas en vigueur.

Qu'est en fait la CEE (dont on ne veut d'ailleurs cacher l'origine uniquement économique en ne parlant plus que de CE, dans l'espoir de tromper la galerie) ? Il s' agit d'une construction ultra-libérale, avec une quasi-absence de projets sociaux. Les libertés des personnes - autres qu' économiques, arrivent toujours en dernier. L'Europe communautaire sociale n'est qu'un discours. Dans la CEE on parle surtout d'argent. C'est en fait 1' Europe occidentale des marchands ; celle des citoyens n'existe simplement pas. La CEE est donc une grande machine économique: un MACHIN. Sa réalité ne correspond pas aux slogans, notamment en matière d'écologie, où on fait de grandes déclarations sans plus, nivelant par le bas les exigences, notamment en matière d'utilisation de moyens phytosanitaires; quand on n' oeuvre pas à la destruction de la moyenne agriculture et de 1' élevage artisanal, notamment en privilégiant les usines à viande par 1' importation hors-taxe des farines du tiers-monde (manioc de Thaïlande, soja du Brésil) et en conseillant aux paysans de laisser leur terre en jachère, en échange de subventions... Cela explique les manifestations violentes des agriculteurs et les déclarations des Jeunes Agriculteurs européens (Orange , 9- 13 octobre 1991 sur la difficulté de se faire entendre à Bruxelles (car la Communauté n' écoute qu'elle-même): "La CEE - a-t-on déclaré à Orange - travaille en vase clos sans volonté d' admettre qu' il serait peut-être utile pour elle de mieux écouter le point de vue du monde professionnel". Sur quoi on a souligné que la France reçoit plus de la moitié du budget communautaire destiné à l'installation des jeunes agriculteurs, en déplorant que la CEE n'en consacre que 0,25% à cet effort.

Généralement ont dit que la CEE privilégie les grands et néglige les petits. Cela est vrai avec le peu de poids des petits pays au Parlement des Douze (il leur faudrait une deuxième Chambre) . Mais les agriculteurs français ont démontré que même les entreprises des grands pays sont prétéritées. Sans un vrai législatif - le Parlement des douze n' a pas de pouvoir dans les domaines importants, et la France continue à s'opposer à toute modification en la matière - sans vrai législatif la CEE sera plus proche du régime totalitaire ou se confondent législatif et exécutif, que de la démocratie. Elle n'a donc pas de leçons à donner en matière de démocratie, qui pourtant est une des vertus européennes premières. Si nous, Suisses, bradions les droits qui font notre richesse civique, nous viderions notre pays, et l'Europe, d'une de ses vertus majeures. Si le Parlement des Douze est tant oppose à l'EEE, c'est qu'il est préoccupé légitimement par sa propre recherche de pouvoir démocratique. Or, face à ce simili-parlement, comme face à l'AELE, Bruxelles ne fait que durcir le ton. N'est-ce pas J. Delors qui avait lancé l'idée de la co-décision, la refusant depuis lors avec des arguties lamentables N'est-ce-pas J. Delors aussi qui écrivait, lors du coup d Etat de Ianaïev, à Moscou: "Si les nouveaux dirigeants soviétiques se maintiennent au pouvoir... cela pourrait avoir des aspects positifs: les nationalistes se calmeraient. Or, 1'explosion des nationalités était précisément ce qui pouvait le plus endommager la construction de l'Europe (cité par A. Peyrefitte, Figaro, Paris, 10 septembre l99l)

Il nous faut nous méfier du catastrophisme pratiqué par Bruxelles. D'une part, la CEE pratique une propagande à outrance - faisant même le nécessaire pour que les critiques à son égard se taisent - et certains de ses membres, la France en 1' occurrence, font un chantage du style de 1' annonce sur les avions Mirage dans la Presse suisse, offrant - en contre-parti - son assistance pour 1' entrée de 1 ' Helvétie dans 1' Europe des Douze De plus, la dramatisation par la CEE est constante à l'occasiun de chaque négociation, interne ou externe; et l'on frôle toujours la rupture, puis on finit par conclure. C'est que la CEE a horreur de l'échec.

Est-ce donc cette Europe-là que les protagonistes de 1' adhésion à n' importe quel prix (cf Jacques Pilet) nous réservent ? En tenant des propos prophétiques sur la catastrophe qui nous attend si nous n'obtempérons pas ? Où étaient ces pro-CEE voici trente ans ? Quand ont-ils commencé à prôner l'adhésion pure et simple ? Ce n'est qu'assez récemment que 1' Astérix de la politique helvétique, Guy-Olivier Segond, cherche à nous administrer la potion magique communautaire. Sa méthode: déclarer que la Suisse s'est endormie et a perdu l'habitude du projet politique, que les parlementaires suisses défendent des intérêts et non des idées (est-il allé voir ailleurs ?). Segond va jusqu' à se plaindre devant les caméras de la TVSR qu ' en Suisse on assiste à un affaiblissement de 1' exécutif et à un renforcement du Parlement. On comprend mieux, face à un langage aussi stupide, pourquoi une démocratie comme la nôtre choque la CEE et représente pour elle un obstacle irrémédiable. Comme les populations de la CEE, nous, Suisses, avons également assez du bla-bla-bla et des clowneries de certains de nos politiciens. Et s'ily a une perte de cohésion intérieure de la Suisse, ce n'est pas avec des solutions extérieures aventureuses que nous allons nous en guérir. Nous ne sau rions accepter de recevoir des ordres, d' être gouvernés par un ensemble de pays qui n' ont que trop rarement su se gouverner démocratiquement eux-mêmes, et qui ont passé leur temps à se donner des dictateurs ou à se faire la guerre, ou encore à pratiquer la domination coloniale

La simplicité républicaine helvétique, qui récuse la folie de la grandeur, correspond à l' Europe pluraliste. D'accord avec les Communes néerlandaises; avec les Länder allemands; mai où est l' autorité des régions françaises ? Même 1' Espagne fait mieux. Lorsque la Corse et le Pays Basque auront acquis leurs droits légitimes, alors l' Europe pourra se faire avec nous (jamais le Canton du Jura n' aurait vu le jour dans le ^contexte hexagonal). Comme l'a laissé entendre la Chambre suisse du Commerce, en mars 1991, la collaboration avec la CEE ne se fera pas à n'importe quel prix. M. Delamuraz a, peu après (20 juin 1991) montré que Bruxelles, dans les négociations sur l'EEE, ne respecte pas l'égalité des parties. Qui s'en étonnerait ? Qui ne s'en plaindrait pas ? Les pro-CEE sont prêts à renoncer aux acquis suisses, alors qu' en France voisine, au Colloque de Belfort sur l'Europe des marchands ou l'Europe des droits de l'homme (septembre 1991, au coeur de la Lotharingie et de la Regio Basiliensis, M. Chevènement, maire de Besan,con, a déclaré que "l idée de faire l' Europe par intégration de son marché a atteint ses limites historiques" I1 parle manifestement en Lotharingien

En 1985 déjà, l'ancien ministre gaulliste Alain Peyrefitte réclamait l' application du système suisse du référendum à la France (une demande formulée également par le Secrétaire perpétuel de l' Académie des Sciences morales). Cette démocratie directe serait "la garantie la plus sûre de nos libertés" (Encore un effort, Monsieur le Président.. Paris, 1985, p. 167). Combien il serait utile à la France de disposer d' une démocratie de la concordance qui permet, via initiative et référendum, de secouer la tutelle des élus.

En juin 1991, l'ambassadeur de la CEE à Genève, M. Tran, a déclaré: "N'ayez pas de complexes, vous valez très cher !... La Communauté n'aura d'autre choix que d'accepter le dialogue. C'est logique. Mais elle traînera les pieds et grincera des dents". En juin encore, à Prague (quelle belle capitale européenne cela ferait !), aux Assises de la Confédération européenne, Vraclav Havel a proposé une Constituante européenne pour délivrer le continent du mal des nations. M. Mitterrand, co-président des Assises, n' a-t-il pas le sentiment qu' il faut dépasser la Communauté, et que, pour maîtriser 1' Allemagne agrandie, on doit lorgner vers l' Europe de l'Est (comme naguère) ? Alain Minc, dans sa Revanche des nations (Paris, 1990~ de confirmer que la CEE a atteint ses limites et que la volonté politique de faire 1' Europe préconisée par Bruxelles n' existe nulle part (j'ajouterais, sauf chez quelques rêveurs helvétiques). Et Minc de préciser que : " L' Europe de Jean Monnet, l' Etat supranational, est morte à Berlin le 9 novembre 1989". A quoi M. Beregovoy vient d' apporter le complément suivant : " La Commission de Bruxelles n' est pas 1' alpha et 1' omega de la construction européenne. Voilà des années que je pense que 1' Europe connaît une déviation technocratique. . . Il faut que le dernier mot reste aux politiques". Et divers politiciens français de demander la réforme des pouvoirs des Commissaires de la CEE, voire la revision du Traité de Rome.

Alors, lorsque le Commissaire M. Declercq, ex-ministre des Finances belge, vient prétendre que 1' exigence de la co-décision en matière d'EEE est déraisonnable on se rend bien compte qu' il s' agit du discours des gens qui protègent une citadelle. M. Declercq, et d' autres (notamment des Helvètes), parlent d' isolement de la Suisse et prétendent que le système démocratique suisse n' est plus adapté à 1' an 2000 (notamment 1'autonomie communale, 1' initiative et le référendum). Beau mensonge! Dans l'Hommage au Prof. Rieben, Aurelio Mattei vient de noter que "la Suisse est économiquement beaucoup plus intégrée à la CEE que certains de ses membres... Les craintes de marginalisation sont exagérées". Tandis que si nous entrons dans la CEE, nous n' aurons plus que 3,97% des voix, soit un poids équivalent à celui du canton du Jura aux Chambres fédérales. Tout ce qui fait de notre pays une société prospère, libre et enviée, serait ainsi affecté. Gardons en mémoire la déclaration de Helmut Kohl le ler septembre 1989, au 50e anniversaire de 1' annexion de la Pologne par 1' Allemagne : " Ce sont des peuples souverains et non des Etats souverains qui vont achever la construction de l' Europe" .

"La Communauté européenne va mal", a écrit Maurice Duverger le 11 octobre dernier (Le Monde) . Veut-on une Pan-Europe ou une citadelle infranchissable, a-t-il demandé le 7 juin écoulé (Le Monde.) Comment le modèle d'unité dans la diversité de la Suisse, notre valeur permanente, pourrait-il se concilier avec cette citadelle ? Les Suisses sont ce qu' ils veulent faire d' eux-mêmes, vient de déclarer 1' écrivain Hugo Loetscher (Gazette de Lausanne, 18 mai l991). Ayons le courage d'être nous. "Nous ne sommes pas des crétins des Alpes". Nous devons participer à la défi- nition de l' Europe, inventer notre rôle européen, défendre les intérêts des petits pays. Nous-mêmes I En nous méfiant des Commissaires de la CEE, tel Frans Andriessen, vice-président de la Commission, bras droit de J. Delors, qui estimait le 13 mars 1991: "Je ne crois pas, personnelle- ment, qu ' une clause de neutralité devrait empêcher un Etat de devenir membre de la CE. Mais un autre aspect me paraît important: d'ici deux ans, quelle signification aura encore la neutralité dans une Europe où 1' on parle plutôt désarmement que d' armement, de détente que de guerre froide ? A terme, cette notion si établie peut changer substantiellement...". Or, qu'est-ce que cette neutralité suisse ? Essentiellement - et on ne le dit pas assez sous cette forme - la volonté de ne pas résoudre de problème par les armes. Si la CEE se déclarait neutre (ce serait évidemment renoncer à la politique de grandeur et de puissance), notre adhésion pourrait se faire rapidement. Encore que le déficit démocratique de la Communauté reste un obstacle qu' il faut combler au préalable, car la structure de pouvoir de la Communauté ressemble pour le moment étrangement à ce que certains fédéralistes ont comparé à une "République bananière" (Fr. Cerri, Gazette de Lausanne, 27 juin 1991). Il y a deux Europe, a déclaré à Lausanne, le 4 octobre, le Conseiller d'Etat vaudois Pierre Duvoisin au Congrès des villes jumelées d' Europe : " celle qui se construit par décrets, autocratique, centralisatrice, jacobine et bureaucratique. Et il y a celle qui se construit sur le terrain, par le contact des hommes, la politique des petits pas, la sauvegarde des identités et la mise en commun des potentialités. J' appartiens résolu ment à ceux qui partagent cette seconde vision". Le même jour, dans le Figaro, A. -M. Mariano évoquant également 1' euro-machin , fait par "des irresponsables, ne détenant aucun mandat électif". Qui en voudrait.

Une avant-dernière remarque: nos rêveurs helvétiques pro-CEE, parce qu'ils n'ont pas de projet pour la Suisse, cherchent une solution à Bruxelles et nous prédisent un désastre en cas de non-adhésion. Se sont- ils posé la question de savoir pourquoi le Japon, non membre du Marché commun est pourtant si bien implanté dans la CEE, échappe à la catastrophe qu' on nous prédit

L' historien Marc Ferro, directeur d' études à 1' Ecole des hautes études en sciences sociales, à Paris, s' interrogeant sur l' Europe de la " maison commune" a estimé (Monde diplomatique, janvier 1991, pp 18-19) qu'"aujourd'hui on ne sait plus guère contre qui on veut ^construire l' Europe. Si c' est pour elle-même, faut-il absolument que ce soit aux dépens d'une partie de ceux qui la composent". Sur quoi, en mai 1991, Bernard Cassen, dans le même mensuel, a souhaité que les Douze veuillent "bien réintroduire le principe de réalité dans leurs délibéra- tions". Puissent ces deux Francais éminents être entendus

Max Liniger-Goumaz

 

1308 La Chaux, 19 octobre 1991.