La formation morale des élites

Amiral Michel Berger

De nos jours, parler de formation morale est supposé porter atteinte à la liberté. L'intellectuel qui évolue dans le tourbillon des idées à la mode, sans référence objective, remplace le sage dont la maturité demeure liée à l'acquisition des quatre vertus cardinales (justice, force, tempérance et prudence). Nous orienterons notre réflexion sur la dimension sociale de ces vertus en liant leur pratique au service du bien commun et en insistant plus particulièrement sur la justice. Ces vertus constituent l' "honnête homme", à l'esprit dur et au coeur doux.

«Bien plus qu'un encadrement imposé de l'extérieur comme des béquilles, ce qui structure une société et la soutient par l'intérieur c'est son élite.

Les civilisations naissent ou meurent par la vertu ou la carence de leurs élites» (Amiral Auphan).

Qu'entend-on ici par "l'élite"? Il ne s'agit pas de donner une définition qui viendrait s'ajouter à celles déjà très complètes, mises en évidence depuis le début de ce congrès. Mais je voudrais apporter quelques précisions nécessaires pour introduire notre sujet relatif à la formation de ces élites.

Il est clair que nous ne classons pas, a priori, dans la catégorie des élites ceux qui disposent de moyens ou de ressources (intellectuels ou financiers) supérieurs à ceux des autres, ni ceux qui ont atteint un niveau élevé de connaissances ou sont parvenus à des rangs élevés de la hiérarchie sociale. L'élite, disait l'Amiral Auphan dans la conférence que je viens de citer, est la trame sociale des êtres humains qui ne se contentent pas de "gagner leur croûte" comme on dit vulgairement, mais qui ont conscience au poste où la destinée les a placés, d'un service à rendre, d'un exemple à donner. Font partie de l'élite tous ceux qui, venus au monde dans n'importe quel milieu social, accomplissent leur tâche quotidienne, si modeste soit-elle, en voyant plus haut que leur intérêt personnel, en pensant au bien commun de la portion de société, grande ou petite, où leur action s'exerce, en remplissant leur devoir d'état avec abnégation, en surmontant les épreuves avec le sens du sacrifice. «Beaucoup, desservis par les circonstances, restent ignorés de leurs semblables: leurs mérites ne sont connus que de Dieu; mais ils s'additionnent à l'infini dans la communion des saints et contribuent ainsi sur un autre plan, celui de la grâce, à nous soutenir». L'élite c'est le sel de la terre, c'est en quelque sorte, dans notre société frappée par l'immoralité, le remède dont l'action capillaire, patiente, persévérante arrête d'abord le mal, redonne ensuite la santé. Il est clair, comme déjà le remarquait le professeur Marcel De Corte lors d'un congrès de Lausanne, que "le salut de l'humanité et donc notre espérance civique, sociale, politique, est plus que jamais suspendu à l'initiative privée de quelques hommes qui, en pratiquant leurs devoirs d'état maintiendront en vie et transmettront à leurs fils les vertus dont la Cité a besoin pour qu'elle ne soit ni une foire d'empoigne, ni une termitière".

Voulant parler de la formation morale des élites, nous devions rappeler ce que nous entendons par élites, mais peut-être est-il tout aussi nécessaire aujourd'hui de définir le domaine de la morale. Élites et morale (et combien plus encore élites et ordre moral) sont des notions que l'on veut oublier. Parler de formation morale est supposé porter atteinte à la liberté. La formation du caractère, la formation du coeur sont accusés d'engendrer un climat d'intolérance quand elles ne sont pas sources de psychoses. Par contre on exalte "l'intellectuel" qui remplace le héros ou le sage des temps païens ou le saint des siècles chrétiens; l'intellectuel, ainsi honoré, est alors celui qui, de façon plus ou moins souple ou plus ou moins rebelle - selon qu'il est de droite ou de gauche évolue "dans le tourbillon des idées mortes soulevées par la mode du jour". La morale n'est plus qu'une morale de situation, sans référence objective. Pour mieux l'évacuer, on parlera d'éthique et l'on opposera ou juxtaposera éthique de conviction et éthique de responsabilité... Que deviennent dans ce contexte instable les vertus morales qui expriment des "dispositions stables", des perfections habituelles de l'intelligence et de la volonté qui règlent nos actes, ordonnent nos passions et guident notre conduite? On n'en parle plus! Beaucoup ne savent plus leurs noms; plus nombreux encore sont ceux qui ignorent que quatre de ces vertus sont dites cardinales car elles jouent un rôle charnière (cardo: gond), toutes les autres vertus se regroupent autour d'elles. Et pourtant "la maturité morale, aujourd'hui comme hier, demeure l'acquisition de la prudence, de la justice, de la force et de la tempérance. Ces dispositions permanentes à agir efficacement en accord avec la raison, sont un peu, dans l'ordre moral, ce que le squelette réalise dans l'ordre physique. Inséparable de tout le reste de la vie organique, le squelette en est la charpente". Il en est ainsi des vertus morales pour le soutien de l'action. Dans quatre petits traités, Marcel De Corte a remarquablement analysé chacune de ces vertus pour montrer qu'il ne s'agissait pas seulement de vertus personnelles mais de vertus sociales, toutes ordonnées au bien commun.

J'ai choisi d'insister tout particulièrement sur la justice, car y est directement liée la notion de bien commun et que ce qui spécifie l'élite c'est un sens précis du Bien commun, qu'elle a le devoir de servir. Hélas aujourd'hui, le bien commun est trop souvent ignoré et cette ignorance entraîne la dissolution de nos sociétés.

La Justice

La vertu de justice consiste à avoir habituellement la volonté - qu'on puisse ou non l'exécuter - de rendre à chacun tout ce à quoi la loi naturelle, et dans une certaine mesure la loi civile, lui donne droit, tout ce qui lui est dû. Avec cette vertu, nous sommes ainsi dans le domaine des droits et donc des devoirs de l'homme, dans toutes ses relations avec autrui. Et l'on peut dire que tous les commandements du décalogue se rapportent à la justice; à commencer par les premiers: les devoirs vis-à-vis de Dieu. La vertu de religion est l'un des aspects de la vertu de justice. Le culte divin est une dette de stricte justice. Devoirs également vis-à-vis des parents et de la patrie: c'est la vertu de piété, dont on peut dire qu'elle est une justice imparfaite. On ne rendra jamais à nos parents, à notre patrie, tout ce que nous leur devons. Devoirs vis-à-vis de nos bienfaiteurs: reconnaissance, gratitude sont des devoirs de justice. Dire la vérité est un devoir de justice vis-à-vis de ceux à qui nous nous adressons. Respecter le mariage est un devoir de justice entre époux. Respecter la vie, son intégrité est des devoirs de justice envers tout être humain. Payer l'impôt, effectuer un service militaire, voter sont des devoirs de justice vis-à-vis de la société. Toute la vie en société repose sur la justice. La justice est la condition principale de la paix, "tranquillité de l'ordre". À la base de la justice, il y a la notion d'échange et dans les exemples que je viens d'évoquer, il y a échange d'un objet bien réel entre deux ou quelques personnes, objet au sens très général du terme, qui s'intercale entre les personnes. Et c'est l'existence, la valeur de cet objet qui - indépendamment de la volonté, des dispositions intérieures ou des états d'âme des partenaires - fait qu'une action est juste ou non. Mais lorsque le partenaire n'est plus une personne bien définie et que l'on veut parler de "l'autre" considéré socialement, que l'on veut parler de la société et de ses membres, le bien échangé, on dira alors le bien commun, «n'a plus la même netteté tant il est vaste, ni l'obligation où chacun se trouve d'avoir à le rendre à la communauté, ni le droit qu'a la communauté d'en exiger l'observance de chacun de nous. Tel est le paradoxe de la justice générale. Sa réalité n'apparaît guère à cause même de sa surabondance». Le bien que l'homme attend de la société c'est qu'elle soit un moyen d'assurer à ceux qu'elle réunit non pas le respect de leurs simples droits individuels mais, en plus, un ensemble de biens auxquels une multiplicité d'existences solitaires leur interdirait d'accéder. Bien plus, l'objectif fondamental à viser pour chacun dans cette vie collective n'est pas de profiter le plus possible de tout ce que les autres pourraient lui fournir, car s'il en était ainsi, la vie sociale n'aurait d'autre loi vraiment essentielle que l'exploitation systématique de tous par chacun.

Le bien commun d'une "société" (famille, entreprise, cité...) - expression qui traduit à la fois les notions de communauté du bien et de bien de la communauté - n'est pas une somme de biens particuliers.

Nous en resterons à une approche descriptive. L'exemple de l'orchestre est souvent utilisé: le bien du tout que constitue l'orchestre c'est la perfection de la symphonie et non la perfection de l'une seulement des parties (la virtuosité d'un violoniste...), mais pour le violoniste qui renonce peut-être à sa virtuosité pour jouer une partition plus facile, cette perfection de l'ensemble satisfait en réalité le désir d'un bien plus grand qu'est la réalisation d'une musique d'ensemble, qu'il était incapable d'obtenir seul.

Dans l'entreprise, le bien commun est fait d'association pacifique, de bonne répartition des tâches, d'autorité avisée et de discipline consentie, de confiance mutuelle, de tradition de fabrication, de prospérité stable... C'est tout cela qui est à la fois bien de la communauté et épanouissement des qualités personnelles.

Dans la profession, le bien commun est fait de solide apprentissage, de statuts bien établis, de collaboration loyale, de bonne entente, de traditions professionnelles et morales, de patrimoine corporatif, d'institutions sociales.;

Dans la commune et dans la nation, le bien commun est fait de richesses et d'installations possédées en commun, d'une bonne législation, de bonne distribution des charges et des biens, de paix sociale, de confiance, de sécurité extérieure, d'une certaine unité dans la conception de la vie, d'ardeur commune au travail, de discipline civique, d'honneur, de la gloire du passé, de l'ordre public, de prospérité.

Le bien commun spirituel se lie intimement au bien commun temporel, qu'il conditionne et qu'il procure. Que viennent à faiblir les vertus intellectuelles et morales et le bien commun temporel s'écroule. Le bien commun spirituel est le potentiel total d'intelligence, de sciences, de sagesse, de vertus d'un corps social, de ses traditions intellectuelles, morales, artistiques, pédagogiques, de ses chefs-d'oeuvres matériels, de ses institutions juridiques et sociales, de sa culture, de son humanisme. Son élément le plus essentiel est la religion. C'est le fruit d'une lente sédimentation millénaire.

Le bien commun spirituel est conçu, désiré, établi par les hommes animés d'un esprit commun, à force d'actes vertueux coordonnés pour aboutir à la création de richesses purement spirituelles comme les doctrines philosophiques, théologiques, les traditions morales mais aussi de richesses marquant la matière comme les chefs-d'oeuvres de l'architecture, de la sculpture, de la peinture, de la musique chrétiennes, des institutions liturgiques. Le bien commun spirituel se compose de toutes les valeurs possédées de façon indivise par les membres de la communauté et qui acheminent l'homme vers sa destinée universelle.

Le bien commun est un bien dont la nature est de se reverser sur les membres d'une société. Encore faut-il que les membres vivants ou disparus de cette société l'aient auparavant instauré. C'est à l'effort combiné des hommes qu'il doit d'exister, sur lesquels il se reverse sans se diviser, de même que l'amour d'un père ne se trouve pas réduit par division en fonction du nombre de ses enfants. Tous les membres d'une société profitent de l'atmosphère de la bienfaisance du bien commun sans que celui-ci soit pour autant le bien propre d'aucun. Il est la raison d'être et la fin des associations humaines.

Il est le bien qui constitue et qui resserre une communauté. En lui, et par lui seul, se réalisent l'harmonie sociale, la paix durable. Son privilège est d'unir les hommes dans l'idéal, dans le travail, dans la vertu, dans le sacrifice, dans la joie.

Si dans le bien commun on doit comprendre des réalités objectives de tous ordres, ensemble de valeurs intellectuelles, spirituelles et matérielles, il faut y inclure - et c'est essentiel - un ensemble de conditions qui permettent à cet ensemble de biens d'être diffusés, échangés.

Ces conditions sont si importantes que c'est le plus souvent cet aspect que les papes ont retenu:

«Le bien commun d'ordre temporel consiste dans la paix et la sécurité dont les familles et les citoyens jouissent dans l'exercice de leurs droits et en même temps dans le plus grand bien-être spirituel et matériel possible en cette vie, grâce à l'union et à la coordination des efforts de tous» .

«Le bien commun - c'est-à-dire l'établissement de conditions publiques normales et stables, telles qu'aux individus aussi bien qu'aux familles, il ne soit pas difficile de mener une vie digne, régulière, heureuse selon la loi de Dieu - le bien commun est la fin et la règle de l'État et de ses organes» .

«Le bien commun embrasse l'ensemble des conditions de vie en société qui permettent à l'homme d'atteindre sa perfection propre de façon plus complète et plus aisée»

Pour achever cette "description" du bien commun, il faut insister sur l'importance de la paix et de l'unité. Saint Thomas exprime clairement que «Le bien et le salut des hommes en société sont la conservation de cette unité qu'on appelle la paix». Plus loin, il fait de l'ordre et de la paix une des conditions requises pour «instituer la vie bonne de la multitude». Marcel De Corte note que chaque action au service du bien commun «n'a d'autre résultat que de maintenir et de renforcer l'union des membres de la communauté: le bien commun est tout ce qui unit. Ce qui rassemble les hommes entre eux, les relations de toutes sortes qu'ils nouent au coeur des générations successives». Et il souligne que rien n'est plus concret que ce bien commun. Marcel Clément (L'Homme nouveau, 5.12.82) écrivait que «le bien commun est la source jaillissante de la plus haute lumière de l'intelligence dans l'ordre pratique de l'agir».

«Rien n'est plus quotidien en effet que le service de ce bien commun, à condition d'agir en vue de le renforcer. Si l'on reste les bras ballants, le coeur fade, l'intelligence morne en face de ses sollicitations, il s'évanouit; on n'aperçoit plus de lui qu'une carapace verbale sans signification, à reléguer aux vieilles lunes...» et Marcel de Corte ajoute: «Nous en sommes là. Le naufrage de nos sociétés c'est le naufrage du bien commun».

S'il fallait donner une nouvelle définition des élites, on pourrait dire qu'elles doivent être les gardiennes du bien commun. Ce doit être-là leur premier souci, tout le reste en découle. La formation morale des élites peut, à la limite, se résumer en une formule: formation du sens du bien commun. Toute l'activité de la cité, toute l'activité dans la cité y sont ordonnées.

«Dans le corps moral, écrit Pie XII ("Mystici corporis"), il n'y a pas d'autres principes d'unité que la fin commune (le bien commun) et - au moyen de l'autorité sociale - la commune poursuite de cette même fin».

Et, en effet, l'autorité sans laquelle il ne peut y avoir de société, est directement liée à la primauté du bien commun qui en est le fondement, lui assigne sa fin, détermine les conditions et les limites de son exercice.

Et c'est en vertu du bien commun que l'élite doit exercer l'autorité liée à sa compétence et à son état. «L'autorité, comme "l'auteur", est source de fécondité, origine d'être et développement» (L. Salleron). Il y a dans "autorité" comme dans "auteur" (substantifs de même racine) tout ce qui découle du verbe augere: augmenter, faire croître, enrichir, hausser. L'auteur est inventeur, créateur, fondateur, promoteur, instigateur... (à quelque niveau qu'il soit). Qui ne décide pas, se dérobe devant un choix pour ne pas déplaire, ne remplit pas son devoir d'état et manque au bien commun. Tout prince faible est injuste, a écrit Bossuet. «Quand on a laissé l'autorité se perdre et s'évaporer, faute d'avoir été bien exercée, on ne peut pas se remettre brusquement à la brandir sans risques des cassures irrémédiables. Si une société a perdu le sens de l'effort, du sacrifice et de la discipline, parce qu'on ne lui en a jamais parlé, sinon parfois pour s'en moquer, seule une élite consciente de sa responsabilité morale est capable de l'y ramener. Il n'y a pas d'autre planche de salut pour la civilisation.»

Qui dit autorité dit obéissance et nous devrions développer ici cette vertu qu'est l'honnêteté intellectuelle... De même, à propos de l'exercice de l'autorité, il faudrait insister sur les exigences du principe de subsidiarité.

La Force

La force est la vertu qui permet d'écarter les obstacles qui empêchent la volonté d'obéir à la raison pratique en ses deux fonctions essentielles de prudence et de justice. Il s'agit non seulement de réprimer la crainte mais aussi d'attaquer les difficultés aux modérations, dit Saint Thomas. La force a pour objet, en effet, à la fois la crainte pour la réprimer et l'audace pour la modérer. Modérer est à rapprocher ici de maîtriser et non d'affaiblir. Si l'acte principal de la force est de résister: ne pas subir, il faut aussitôt souligner que cela ne réduit pas son domaine à la défensive, la vertu de force implique d'éviter les complicités auxquelles conduisent par exemple aujourd'hui bien des erreurs sur la tolérance. Double aspect donc de cette vertu: sustinere et agredire: résister et attaquer. On discerne bien le domaine de la force en analysant les vertus qui s'y rattachent: la patience, la persévérance ou la ténacité; j'insisterai sur la magnanimité, expression de la fermeté vers le bien, disposition à viser ce qu'il y a de plus grand. Disons aussitôt que grandeur d'âme et humilité ne sont pas du tout incompatibles. Il s'agit de s'appliquer aux petites choses, inébranlablement, chacun à sa place tout en visant un but élevé: le relèvement de la société, le salut de la patrie, la restauration de la Royauté de Notre Seigneur Jésus-Christ. Et dans cette action, conduite parfois dans la nuit, espérer contre toute espérance. Ranimer des braises, suivre la petite voie de Sainte Thérèse, «surélever la faiblesse au niveau de la force par d'humbles moyens journaliers, en prenant sur soi et en allant du fini le plus simple à l'infini». Si l'ambition et la présomption sont ainsi étrangères à la magnanimité, il faut en dire tout autant de la pusillanimité, celle de ce serviteur de l'Évangile qui enfouit son talent au lieu de le faire fructifier et se fait punir par son maître. On le voit - et il faudrait y insister dans notre société d'aujourd'hui - il est essentiel de distinguer force et violence. À la force sont attachés l'harmonie, l'ordre - et donc la vérité - la cohérence, la paix. La violence (son radical: "viol" l'exprime) est rupture de cette harmonie; elle provient du désordre soit qu'elle le produise, soit qu'elle y remédie. La force émane de l'harmonie; elle est un reflet de la plénitude de ce qui est en ordre, c'est-à-dire de ce qui est adapté à sa raison d'être, ordonné à sa fin, reflet de la plénitude de ce qui est vrai. Plus une société perd le sens de la vérité, plus elle perd le sens de l'ordre, plus elle perd en force douce et devient société de violence. Aujourd'hui plus qu'hier, ce qui mérite d'être défendu, les biens fondamentaux spirituels et matériels, d'une nation ne pourra l'être efficacement que par la formation constante de toutes les élites de la cité. Se former pour ne pas mériter cette parole de Saint Pie X: tout le nerf du règne de Satan tient à la couardise et à la paresse des bons. Se former sans attendre. Quelques sursauts de violence tardifs ne sont d'aucune efficacité et les regrets au moment de l'échec ne sauvent rien. «Il est inconvenant de pleurer et de trépigner comme une femme, quand on est en train de perdre ce qu'on n'a pas eu la volonté, le courage de défendre comme un homme», rappelait à son fils la mère du dernier roi maure de Grenade, au moment où il devait quitter sa capitale sous la poussée des rois catholiques.

Se former, il s'agit bien ici de la formation de l'intelligence et de la volonté par le souci quotidien de tout orienter vers le plus grand des biens, le bien commun. Se former donc pour qu'au travers des actions quotidiennes, le but soit clairement visé, autrement dit, pour tenir fermes les deux bouts de la chaîne: pratique et doctrine, ordre naturel et ordre surnaturel.

Se former aussi pour former les autres, notamment par l'exemple de ce que représente le Non de la résistance et leur montrer, comme le dit Marcel De Corte, qu'en matière d'action, très souvent le Oui commence à Non. «Si tous, moi pas», telle était la devise admirable d'une grande famille française. Si tous choisissent le mal, si tous choisissent le mensonge, si tous choisissent la médiocrité, moi Non.

La Tempérance

Je passerai très vite sur la vertu de tempérance, et pourtant aujourd'hui il est important de la rappeler. Elle n'est plus à la mode et sa signification tend à être tout à fait estompée dans notre société de consommation.

Est attachée à la tempérance une certaine modération, une certaine mesure dans les jugements et la conduite, une solution mesurée des problèmes que soulèvent les jouissances que l'homme peut éprouver. Ce sont les notions d'ordre et d'harmonie qui dominent ici encore et, lorsque triomphe le plaisir, la société s'émiette, n'est plus qu'un agrégat confus d'individus ne cherchant que leur propre plaisir au détriment du bien commun. N'ayant plus alors aucun souci de l'autre, l'individu devient incapable d'éprouver la moindre crainte d'un acte honteux, la moindre pudeur. Or la pudeur est la condition sociale nécessaire de la vertu de tempérance; à ce titre Marcel De Corte l'appelle "pré-vertu sociale".

La Prudence

La prudence, enfin, a une place toute particulière. C'est "la plus humaine des vertus" (titre de l'ouvrage de M. De Corte). La pratique de la justice, de la force, de la tempérance doit précéder l'exercice de la prudence. Mais, en même temps, la prudence détermine le juste milieu raisonnable dans lequel doivent se tenir les autres vertus; il n'est pas possible d'être vertueux sans être prudent. St Thomas le montre très bien: «La vertu morale est par définition l'habitude de faire de bons choix - et pour que le choix soit bon, il faut deux choses: d'une part avoir une intention droite et c'est l'œuvre de la vertu morale d'incliner au bien en harmonie avec la raison; d'autre part prendre les bons moyens pour la fin visée et ceci ne peut se faire qu'au moyen d'une raison pratique qui sache bien conseiller, juger et commander, ce qui est l'œuvre de la prudence et des vertus qui lui sont rattachées. La prudence se développe ainsi en fonction de la croissance des vertus chez ceux qui se soumettent à l'attraction du bien commun sont capables de se gouverner eux-mêmes et de gouverner les autres en leur servant de droite raison prudentielle. Elle se trouve à son point culminant chez le chef qui réalise ainsi le type de l'homme prudent par excellence. (M. De Corte citant Aristote dans l'Éthique à Nicomaque et St Thomas".

Vertu très humaine car très réaliste, elle embrasse à la fois l'universel et le particulier. Elle fait qu'en toutes choses nous jugeons correctement de ce qu'il faut faire; c'est la science de l'action. En utilisant la comparaison automobile de M. Clément: la justice est la vertu "code" (code de la route), la force est la vertu "moteur", la tempérance est la vertu "frein" et la prudence, c'est le "volant". Elle suppose connues les règles, la doctrine, le but à atteindre. Elle discerne et dicte les actions qui leur conviennent.

La vie ne se réduit pas à deux domaines: ce qui serait interdit (ou obligatoire) et ce qui serait laissé à l'appréciation totalement libre de chacun. Il ne faut pas installer une frontière stricte, linéaire, là où se trouve tout un domaine dans lequel options et doctrine peuvent se rencontrer et s'unir. C'est justement le domaine de la prudence. Si la frontière était cette ligne simple, la justice suffirait.

En oubliant ce domaine propre de la prudence, on en rattache obligatoirement l'étendue soit à la doctrine (rigorisme excessif, abusif) soit à l'option libre (laxisme, scepticisme).

La prudence sait estimer à leur plus juste mesure les exigences tactiques d'une situation. Elle peut exiger que l'on recule ou cède, mais pas au-delà de ce qui est nécessaire. En vue du bien commun et pour ce seul motif, Léon XIII précisait qu'il est des cas où la loi des hommes peut, et même doit, tolérer un mal ("Libertas"). C'est à la prudence de "gérer" cette tolérance, si mal comprise aujourd'hui.

La prudence guide la justice dans son souci de l'ordre que saint Augustin définissait comme la juste disposition des moyens par rapport à la fin ("La Cité de Dieu", chap. XIX). Bien qu'elle soit évidente, cette corrélation des moyens et de la fin est, elle aussi, trop souvent ignorée aujourd'hui.

La prudence exige un sens aigu du réel.

Sens aigu du réel

Cette réflexion sur la prudence nous ramène à des considérations très concrètes sur lesquelles j'achèverai cet exposé. Il faut insister sur ce "sens aigu du réel". Le jugement droit est celui qui concorde avec le réel, dit saint Thomas. Plus l'élite sera réaliste, attachée à la vérité qui exprime cette concordance entre le réel et l'idée que l'on s'en fait, plus elle remplira le rôle qu'exige le redressement d'un monde en proie à un subjectivisme débridé. Pour cela, il ne suffit pas de savoir et de comprendre - ce qui est du domaine scolaire - il faut avoir acquis une dose raisonnable d'expérience réfléchie et donc de sagesse.

Le véritable ordre humain n'est pas fait que de notions abstraites. Il est incarné, immergé dans les faits. Faute de réaliser cet ancrage, le seul enseignement des notions les plus sûres tend à développer chez ceux qui s'y complaisent un goût exclusif de l'absolu qui rend dur, implacable, et conduit à faire se grouper de prétendus purs de plus en plus purs, pratiquement coupés de tous et de tout, faisant le vide autour d'eux. La vérité humaine ne serait pas vérité si elle n'assumait pas tout le réel, réel doctrinal, intellectuel et spirituel, réel des principes mais aussi réel du concret, de la matière, de ce qui est contingent, singulier, local... C'est la compréhension de ce tout (à la fois naturel et surnaturel), le respect de la subsidiarité de cet ensemble multiforme qui doivent diriger et animer une saine formation morale des élites, disait Jean Ousset à Lausanne en 1973. Respect de la diversité que doit coiffer en quelque sorte un souci d'unité, que seule une formation générale suffisante peut assurer. De façon plus concrète encore, l'amiral Auphan parlait de l'éducation d'un sixième sens; il faut, disait-il, qu'il se forme en soi le sens des possibilités qui permet d'éviter les chimères et les utopies, tout en cherchant toujours à atteindre les limites de ce possible. Cette expérience, cette sagesse ne se transmet pas; il faut se les "fabriquer"; c'est là un des aspects de l'acquisition de la compétence. Il faut s'y prendre très tôt en s'exerçant, encore jeune, à des responsabilités. L'expression "sixième sens" exprime l'acquisition d'une disposition permanente - nous ne quittons pas le domaine de la vertu - "Une fois dans l'action, on n'a plus le loisir de réfléchir. L'émotion, les préoccupations, l'attention détournée par un incident fortuit peuvent obscurcir la raison, faire manquer une occasion. Il faut que l'étude, la méditation et la prévoyance aient au préalable éduqué les réflexes.

Importance de l'histoire

Si l'expérience, la sagesse ne se transmettent pas, au sens propre du terme, cela ne signifie pas évidemment qu'il faille faire du passé table rase. On ne peut parler de la formation morale des élites sans évoquer l'importance de l'histoire, c'est-à-dire toute la littérature, la philosophie, les épreuves religieuses de nos ancêtres qui s'offrent à l'élite comme une source inépuisable d'expérience sociale.

L'histoire participe à ce façonnement de la conscience avec laquelle ensuite on jugera le présent pour orienter l'avenir, d'où "son extrême importance pour la pureté de la pensée" (Amiral Auphan). Hélas, en ce domaine, nous avons à vivre dans une véritable jungle: omissions calculées, affirmations inexactes, mots truqués, etc. C'est déjà beaucoup d'en être averti.

Connaissance du passé mais aussi attachement à ce passé, à une tradition qui peut être familiale, locale, professionnelle, nationale et qui est faite surtout de l'ensemble de ces traditions. Nous sommes héritiers et l'élite que nous souhaitons, c'est l'élite de cet héritage. La qualité d'un homme se juge au nombre et à la qualité de ses liens, disait Saint-Exupéry et le premier de ces liens c'est l'attachement au passé. Peut-on dire avec Simone Weil qu'un peuple sans passé, sans traditions, sans racines est un peuple impropre au surnaturel? Si l'on ne peut aller jusque-là, du moins peut-on comprendre ce qu'elle voulait montrer.

Nous n'avons pas la prétention d'avoir épuisé le thème de la formation morale des élites, encore moins celui de leur éducation. Nous n'avons retenu qu'un axe de réflexion, celui de la formation morale nécessaire pour remplir le rôle social que l'on doit attendre des élites, rôle tout entier ordonné au service du bien commun, rôle dont chacun doit savoir qu'il n'est pas facultatif. Il est un des aspects du devoir de charité politique qu'évoquait Pie XI, affirmant que le domaine de cette charité politique était le plus vaste après celui de la religion.

Cette expression de charité politique suffit à montrer que nous n'avons pas, en ne retenant que cet axe social, voulu "utiliser" pour un seul bien temporel, des biens et des valeurs normalement réservés à la vie des âmes ou au progrès spirituel.

Cette expression enfin, de charité politique, sous entend que tout ce que nous avons développé suppose l'amour. La prudence, cette science de l'action, est un élan de l'amour, non pas d'un amour timide, vite arrêté ou détourné mais d'un amour ingénieux dans une intention de conquête. Et l'on ne peut séparer la justice de l'amour, de même que l'on ne peut commander sans aimer. Sans charité le zèle pour la vérité n'est déjà plus l'ordre véritable. Mais, s'il faut que la charité compatisse, il ne faut pas que la vérité se relâche, disait Bossuet. En fait, il faut que l'élite ait "l'esprit dur et le coeur doux", esprit dur, commentait Jean Ousset à Lausanne en 1983, cela ne veut pas dire esprit méchant mais esprit rigoureux, sans basses ou honteuses capitulations, coeur doux, c'est-à-dire miséricordieux, habile à conquérir, à gagner ceux qui sont dans l'erreur. C'est à ce prix que l'élite peut être une réelle pépinière de héros et de saints qui protègent, guident et sauvent nos sociétés.

Michel Berger

(*) ACTION FAMILIALE & SCOLAIRE 31, rue Rennequin - F-75017 Paris - Tel.: 01.46.22.33.32

Entré à l'Ecole Navale en 1952, l'amiral BERGER a principalement servi dans les Forces Sous-Marines et dans les activités nucléaires des Forces Armées. Depuis le ler janvier 1989, il a rejoint l'équipe de l'Action Familiale et Scolaire, qui vise à éclairer par l'enseignement constant de l'Église catholique, les problèmes actuels de notre société, afin de soutenir le combat politique pour la restauration d'un ordre social chrétien.