Les élites : la condition d'une renaissance

Jean-Bernard Leroy

I - Introduction

Selon le Littré, l'élite est «ce qu'il y a d'élu, de choisi, de distingué», le Larousse ajoute «de meilleur». On pressent déjà les raisons profondes pour lesquelles ce terme et le concept qu'il sous-entend sont si attaqués de nos jours par la dérision et le sarcasme, hommage permanent du médiocre à ce qui le dépasse: l'élite est de l'ordre du qualitatif ; le quantitatif n'a rien à voir avec une élection (sauf en politique), un choix ou une distinction. Or notre époque est servante exclusive, c'est-à-dire esclave du quantitatif, c'est même pour cela que le mot élite n'est plus guère utilisé que dans le domaine sportif où les performances peuvent s'évaluer en chiffres.

On peut aussi noter la curieuse déviation dans ce qu'il est convenu d'appeler la classe politico-médiatique qui consiste à proclamer comme faisant partie de l'élite les politiciens qu'on entend le plus souvent à la télévision, ou les journalistes qui vendent le plus de papier, toutes quantités qui n'ont en général rien à voir avec leur qualité ! Seul ce qui est quantifiable est pris en considération car l'activité qui prime de nos jours est l'économie, c'est-à-dire le veau d'or. Les idées de bon et de beau sont détournées de leur sens : le «bon» ouvrier ou le «bon» ingénieur sont ceux qui font gagner le plus d'argent (des «gestionnaires»), le meilleur artiste, celui qui se vend le plus cher. L'équivalent moderne de la célèbre phrase de Staline « Le Pape, combien de divisions ?» est « La conscience professionnelle, combien ça rapporte ? ».

Le concept d'élite ne peut qu'être un boulet pour "l'homo-économicus" car il rappelle que l'homme a eu lui bien d'autres ambitions que l'argent et que les choses les plus importantes de sa vie comme le choix d'un conjoint, l'éducation des enfants, la pratique d'une religion etc… n'ont rien à voir avec des contraintes économiques.

II - Ce qui fait une élite

Il ne faut jamais oublier qu'on est reçu à une corporation ou à un concours alors qu'on s'inscrit à un syndicat. Être membre d'une corporation implique un savoir-faire et aussi une déontologie sur le plan tant matériel que moral. Un syndicat est une machine à revendiquer, à faire valoir ses droits, il est soutenu par des cotisants qui entendent bien retrouver leur mise. Cela dit, il ne s'agit pas d'une condamnation sans appel. Après la suppression autoritaire des corporations, les ouvriers de tout rang se sont trouvés isolés face à la rapacité d'un patronat devenu voltairien et chez lequel le cynisme tenait lieu de tout sentiment religieux ou simplement humain. Pour se défendre, il leur a bien fallu s'unir avec à leur côté un patronat chrétien-social. C'est à cette frange minoritaire mais influente du patronat - et non aux révolutionnaires marxisants - que l'on doit le repos du dimanche (les marxistes n'auraient pas choisi le jour du Seigneur !), la limitation du travail des femmes et des enfants, les allocations familiales… et même les congés payés qui existaient dans la catholique Autriche-Hongrie et dans l'Allemagne du Kaiser avant 1914 (voir l'excellent article de Philippe Conrad dans le spectable du Monde d'octobre 1996).

Cela dit, il est certain que le fait d'appartenir à une corporation, à un ordre implique le respect de tout un ensemble de dispositions dépassant largement le savoir-faire.

Le terme de respect aussi est un scandale pour nos idéologies libertaires car il implique la reconnaissance d'un élément extérieur dont l'existence et la valeur sont indépendants de l'idée que chacun peut s'en faire… scandale intolérable pour tous ces nombrilistes que sont politiciens, journalistes, "philosophes" à la petite semaine qui s'imaginent avoir le verbe créateur et être en droit de décider de la vérité, du bien et du mal dans les recoins moisis de leur conscience délabrée ! On ne peut pourtant vivre sans respect, ne serait-ce que celui du client, et ce n'est pas par hasard que l'on voit se multiplier des programmes un peu pompeusement nommés "chartes" élaborées par diverses entreprises ou syndicats professionnels qui s'engagent à respecter des promesses précises dans leurs relations avec les clients. Toute élite suppose une déontologie, c'est-à-dire des engagements moraux, fussent-ils au détriment d'une rentabilité à court terme.

Si l'élite suppose d'abord un savoir-faire (un tireur, un conducteur, une secrétaire d'élite), elle suppose donc un savoir-être : bien faire ce que l'on fait pour l'amour du travail bien fait, vu au-delà de considérations mercantiles. Le pianiste François-René Duchable n'a-t-il pas un jour déclaré à France-Musique : "Mon rôle d'exécutant est d'éveiller chez l'auditeur le meilleur de lui-même ". On est aux antipodes de la pure virtuosité. Un authentique membre de l'élite se doit de viser le meilleur sur tous les plans. On débouche ainsi sur la fameuse trilogie "le sage, le héros, le saint".

Le membre d'une élite ne triche pas, ni avec lui-même ni avec les autres, c'est ainsi qu'il aime toujours son métier tant il est vrai que l'homme est un être de passion et ne peut se contenter de la seule efficacité. Une vieille servante disait, à la fin d'une carrière de cinquante ans de service ménager, qu'elle faisait le plus beau métier du monde car elle avait semé la joie autour d'elle... C'est bien là la réflexion d'une âme d'élite. C'est ce que disait l'amiral Auphan dans une de ses conférences en 1956 : « Font partie de l'élite tous ceux qui, dans les divers milieux sociaux (ouvriers, paysans, artisans, cadres, patrons, fonctionnaires etc.), accomplissent leur tâche en pensant au bien commun au-delà de leurs intérêts particuliers »: autrement dit, tous ceux qui ont conscience d'un exemple à donner dans leur profession, dans leur vie civique et familiale, dans le milieu social où la destinée les a implantés… L'élite s'étend à tous les échelons, des plus humbles aux plus élevés et constitue réellement ce « sel de la terre », ce « levain dans la pâte » dont parle l'Évangile.

III - Pouvoir et autorité

Tous les journaux et autres moyens de communication ne cessent de nous parler de pouvoir, de lutte pour le pouvoir, du savoir qui donne le pouvoir (ce qui implique que l'on ne cherche un savoir que pour acquérir un pouvoir !) etc. On parle souvent du pouvoir politique, du pouvoir de l'argent, du pouvoir de Satan, mais personne ne parle de leur autorité car ceux qu'on vient de nommer n'en ont aucune ! C'est que l'autorité s'exerce dans un certain amour pour celui qui en est l'objet, alors que le pouvoir est avant tout contraignant. Dans l'analyse des rapports entre le maître et le serviteur, Aristote il y a plus de 2000 ans avait noté que l'autorité du maître était légitime dès lors qu'elle élevait le serviteur à son niveau. Tout le monde en a une expérience dans l'enseignement : c'est très justement qu'on parle du maître d'école qui porte ses élèves à un niveau d'éveil intellectuel supérieur. Et si, trop imbibés des théories fumeuses de 1968, on pense que le maître n'a rien à apporter (c'est absurde, mais je l'ai personnellement entendu de la part d'universitaires !), que l'on pense simplement au moniteur d'auto-école grâce auquel nous pouvons aller à notre travail ou en promenade ! Le drame est que de nos jours et à la suite de Marx, on ne considère plus les rapports entre maître et serviteur que comme une « aliénation »; le maître a retiré sa liberté au serviteur qui doit donc se révolter pour prendre sa place. Il n'y a plus d'autorité, mais un pouvoir sans autorité est exactement un pouvoir tyrannique. Tous nos hommes politiques en sont là : incapables d'élever ceux dont ils ont pris la charge vers un but qu'ils ignorent et dont l'existence même les indiffère, ils ne peuvent qu'exercer un pouvoir tyrannique parce que sans notion de bien supérieur.

Il n'en est pas de même de l'autorité. Qu'il me soit permis d'évoquer un souvenir personnel. Tout jeune ingénieur, mon directeur régional m'avait dirigé vers un vieux monsieur (c'est-à- dire du même âge que celui que j'ai actuellement !) pour recueillir quelques informations techniques. En raison de sa grande science et de son expérience, selon le terme consacré, il "faisait autorité". Il n'avait aucun pouvoir et ne dirigeait aucun service, mais on venait le consulter du monde entier ; lorsqu'il donnait une conférence, la salle était suspendue à ses lèvres. Passablement intimidé d'une telle rencontre, je me rappelle ses deux grands yeux bleus pleins de bonté sous son abondante chevelure blanche. À peine entré dans son bureau, et après m'avoir fait asseoir, il m'a posé cette question stupéfiante : « Vous venez de Rennes, comme c'est intéressant. Qu'avez-vous à m'apprendre ? ». Cet homme était plein de la véritable autorité, celle qui est au service de tous pour essayer de les faire avancer. On est aux antipodes des théories de Marx et de Freud qui conseillent aux serviteurs de prendre la place de leurs maîtres, et aux fils de tuer leur père, un peu comme le grand vizir «Iznogoud » qui, dans la célèbre bande dessinée, n'arrête pas de crier « Je veux être calife à la place du calife ».

Il est évident que dans ces conditions, l'élite est rarement celle qui détient le pouvoir, elle ne le cherche pas, mais que tous ceux qui détiennent une réelle àutorité en font partie. Que l'on pense à ces mécaniciens qui "comprennent" un moteur rien qu'à l'écouter ou que l'on regarde ces artisans comme ce vieux cordonnier qui auscultait une chaussure à réparer, me disant: « Elle m'a dit des choses, cette chaussure car vous ne l'avez guère ménagée » (c'était d'ailleurs exact). Les deux ont une grande autorité en la matière et font sans nul doute partie de l'élite au rebours du politicien véreux qui ne pense qu'à s'emplir les poches !

Pour terminer ce paragraphe, on ne peut s'empêcher de penser au Christ lui-même. Au début de son enseignement, les Princes des Prêtres disaient : « D'où lui vient cette autorité, lui qui n'a jamais étudié ? ». Il avait bien l'autorité… et aucun pouvoir comme lesdits hauts dignitaires lui ont fait sentir un certain Vendredi-Saint. Ensuite, le Christ a dit : « Tout pouvoir m'a été donné au ciel et sur la terre... » mais c'était après la Passion et la Résurrection, juste avant l'Ascension. Conclusion, si l'autorité lui était naturelle comme Fils de Dieu, il n'a voulu exercer le pouvoir qu'après avoir subi sa passion. C'est dans l'effort et parfois la douleur que se forment les élites et non dans la "magouille".

IV - La formation des élites

Le problème est d'importance, surtout en notre époque où compétence technique et qualités morales sont complètement séparées. Une première question : « L'appartenance à l'élite est-elle héréditaire ? ». Dans plusieurs civilisations et non des moindres, le pouvoir est héréditaire parfois au niveau de l'état, souvent au niveau de l'entreprise. Mais qu'en est-il de l'appartenance à une élite ? On peut avancer que «les meilleurs» se traduit en grec par « aristos » qui a donné aristocratie (Pour Aristote, « aristocratie » signifiait «gouvernement des meilleurs», ce qu'il distinguait soigneusement de « l'oligarchie » ou gouvernement d'un petit nombre, pas forcément les meilleurs !). On peut remarquer que le mot noblesse garde une résonance très favorable dans le langage courant, au contraire du mot bourgeois. On peut remarquer aussi qu'il existe des dynasties, des familles de sujets d'élite: les Bach, les Couperin en musique, les Van Loo en peinture, et toutes ces lignées d'artisans qui se transmettent leur savoir-faire et leur conscience professionnelle de père en fils. En revanche, les exemples ne sont hélas pas rares de "fils bien nés" ayant eu une conduite indigne, ayant déshonoré leur famille.

Que conclure ? D'abord il faut rappeler que l'appartenance aux élites institutionnelles comme la chevalerie n'est jamais décidée par un tribunal familial ; l'exemple le plus célèbre est celui du roi François ler adoubé par Bayard après la bataille de Marignan. Ensuite, il faut rappeler le proverbe bien connu : « Bon sang ne saurait mentir ». Si l'appartenance à l'élite ne saurait être héréditaire puisqu'elle suppose un effort, une fidélité et un esprit de sacrifice qui ne peuvent résulter que d'un choix personnel, les traditions familiales, le rappel d'ancêtres héroïques ou simplement vertueux est un grand appel à faire partie de l'élite. On pourrait citer une des dernières paroles adressées par son père à la future Sainte Bernadette : « Ne fais jamais rougir le nom des Soubirous » (cité de mémoire…il semble qu'il ait été exaucé !). Celui qui a été élevé dans l'honneur du nom qu'il porte, ayant conscience de la valeur des traditions familiales et de la spiritualité qui les supporte, a déjà un bagage sérieux par une vie digne et fière et tendue vers le haut. La formation des élites comporte en premier lieu le sens de l'effort, soutenu par le respect des traditions dans ce qu'elles ont de meilleur. Certains en déduiront la nécessité d'une éducation stoïcienne, faisant fi du plaisir, un tantinet masochiste et hautaine à la manière du célèbre poème de Ruydard Kipling ; ce fut l'option de tout un XIXème siècle puritain et janséniste qui, en raison de ses excès, est certainement une des causes de la situation actuelle car, ainsi que le remarque finement Gustave Thibon avec humour « la rigidité cadavérique précède de peu la déliquescence finale ». Au pays de Rabelais, on peut espérer des comportements plus allègres, joyeux et finalement plus sains. De toutes manières, la condition « sine qua non » est d'appeler mal ce qui est mal et bien ce qui est bien. Pour le reste, ne faisons pas comme ces Pharisiens accusant le Christ de passer sa vie parmi les ivrognes et les débauchés, et sachons, quand l'occasion se présente, ne pas bouder sur le « Cana première cote » mais en maintenant au plus haut l'honneur et la dignité.

On voit combien ce programme est loin de celui de nos actuelles écoles et universités : il n'y a plus de traditions puisque l'histoire ne commence guère qu'en 1850 dans le meilleur des cas et qu'elle est surtout « non-événementielle ». On prend garde à ce qu'il n'y ait plus de modèle, plus de héros : Tintin et Lucky Luke ont été les derniers héros "sans peur et sans reproche".

On veille maintenant à ce que les meilleurs personnages aient de grosses faiblesses, quand les modèles proposés ne sont pas carrément des larves sans consistance, des marginaux sans mœurs pillant et tuant selon leurs pulsions. De toutes manières, il n'y a plus à l'école ni classement ni redoublement. Une arithmétique très simple montre ce que sera notre enseignement dans quelques années : on nous serine que 80 % d'une classe d'âge doit avoir son bachot pendant que des statistiques sérieuses annoncent qu'il y a actuellement 20 % d'illettrés…il suffit donc de savoir lire son diplôme pour l'avoir !

V - Conclusion - élite et civilisation

Tout progrès réel vient des élites, qu'il s'agisse de chercheurs, de médecins, d'ingénieurs ou de simples ouvriers comme le célèbre Zénobe Gramme qui montra à l'Académie des Sciences son modèle de moteur électrique à courant continu deux ou trois semaines après que les plus éminents savants en eussent montré l'impossibilité scientifique. Seules les élites peuvent redonner quelque spiritualité à ce monde enivré et abruti par la recherche de l'argent, et de la puissance qu'il donne. Le «magouilleur» utilise les travaux des élites mais il ne crée rien, il ne cherche que l'utile. Or seul l'amour est fécond et il n'y a d'ailleurs de fécondité que dans l'amour : la haine ne crée rien, elle ne fait que détruire.

L'élite est fondée sur le respect des activités humaines dans tous les domaines, y compris celui des relations entre homme et femme, car qui dit respect de la famille dit respect de son conjoint dans ses caractéristiques spécifiques, dans l'amour qu'il porte à l'autre et dans les enfants qui en sont le fruit : le conjoint et tout spécialement la femme est une personne avec toutes ses capacités d'amour, et bien autre chose qu'une poupée érotique. Et le respect de l'enfant va beaucoup plus loin que les soins matériels qu'on peut lui prodiguer. En ce sens, les élites sont vraiment le fondement de la civilisation. Elles ne doivent pas être fermées sur elles-mêmes mais au contraire tout faire pour attirer vers les sommets, et la première chose est de montrer combien cet ennoblissement de l'homme est une belle et grande chose, car tout le monde est appelé à faire partie d'une élite dans la mesure où il est décidé à ne pas se laisser aller. : il suffit - mais il faut - de donner sans compter et ne pas lésiner sur le courage et l'humilité. Seule la restauration des élites permettra de rendre sa dignité à l'homme, au travail, à l'enfant, à l'amour conjugal etc. Et si la «civilisation de l'amour» annoncée par les Papes était en fait la civilisation des élites ?

Jean-Bernard Leroy