Familles et élites

Daniel Raffard de Brienne

Avant d'aborder la question des élites, il faut commencer

par définir le mot pour savoir de quoi l'on parle. Or le mot élite réserve

des surprises. À en croire les dictionnaires français, l'élite, c'est ce

qu'il y a de meilleur, c'est, pourrait-on dire, la crème, la fleur. Nos

amis italiens et allemands expriment la même idée en parlant de fleur

: fire ou Blume.

Mais le mot élite vient du verbe élire qui signifie choisir,

tout comme le portugais élite ou l'espagnol escogido. Il faudrait donc

comprendre que l'élite est choisie comme étant ce qu'il y a de

meilleur. Mais choisie par qui ?

En fait on tombe en plein paradoxe. Si l'on se fie à un

choix démocratique, car élire fait penser à élection, selon quels critères

et par quels moyens la masse des moins bons peut-elle désigner

les meilleurs ? Au demeurant, être meilleur est une qualité intrinsèque

qu'aucune élection ne peut conférer ; tout au plus pourrait-on

reconnaître les meilleurs, si l'on en est capable, mais non rendre

meilleurs les gens que l'on désigne. Ouvrons ici une parenthèse pour

limiter notre sujet. On peut être le meilleur dans n'importe quelle

catégorie, aussi bien sur le plan physique que psychique ou moral,

sans que cela ait d'incidence sur la vie de la société. Mais nous ne parlerons

ici que des élites qui jouent un rôle, par voie de hiérarchie ou

par influence morale, dans le gouvernement de la société.

Or la démocratie, pour sa part, s'oppose à la notion même

d'élite contraire à ses deux dogmes fondateurs et d'ailleurs contradictoires

: la liberté et l'égalité. La liberté, telle que la prône le libéralis-

me, aboutit à l'inégalité par la libre domination des plus faibles par

les plus forts. L'égalité, fondement du socialisme, se trouve contrainte

de brider la liberté en s'appuyant toujours, comme l'a montré

Chafarevitch, sur une nomenklatura, c'est-à-dire une classe supérieure

de fonctionnaires. Ainsi la liberté et l'égalité en viennent à créer la

contrainte et l'inégalité. L'aboutissement de la démocratie, c'est en

fait l'oligarchie, le gouvernement d'un petit nombre. Et, en fin de

compte, comme le dit la dernière encyclique pontificale, la démocratie

mène au totalitarisme.

L'oligarchie issue du processus démocratique est bien, par

ses origines et par ses modalités d'accession au pouvoir, tout le

contraire d'une élite, c'est-à-dire du meilleur. Certes tout homme jouit

de la liberté de choisir le bien moral et toutes les âmes sont égales

devant Dieu, mais il s'agit là de valeurs surnaturelles. Tout système

qui se veut angélique et qui n'est que la répétition du péché originel,

tout système qui entend transformer artificiellement les valeurs surnaturelles

dans le domaine naturel aboutit à une inversion des

valeurs. L'élite née de la démocratie n'est donc qu'une contre-élite.

On pourrait en dire autant de tous les élitismes que certains,

comme la Nouvelle Droite, veulent instaurer artificiellement

sans qu'ils soient enracinés dans la nature.

Car la véritable élite ne provient pas d'une élection, non

plus que d'une fabrication arbitraire. Elle est d'abord inhérente à l'inégalité

naturelle.

Il faut être intellectuellement aveugle pour ne pas voir que

toute l'organisation et même toute l'harmonie de la création sont fondées

sur l'inégalité, une inégalité voulue par Dieu. Toute doctrine

égalitaire constitue donc un refus du plan de Dieu, une révolte, un

péché contre Dieu. Elle est aussi une absurdité. Car, même si l'on s'en

tient à l'espèce humaine, on n'y voit que des inégalités. Inégalités

physiologiques : le sexe, l'âge, la race. Inégalités physiques : la beauté,

la force, la santé. Inégalités intellectuelles et mentales. Inégalités

morales.

Toute l'organisation sociale humaine est fondée sur ces

inégalités. Sans inégalités, il n'y aurait pas de société, seulement une

juxtaposition d'êtres semblables.

La famille est la cellule de base de la société naturelle.

C'est pourquoi, d'ailleurs, toute idéologie qui prône la construction

d'une société artificielle commence par essayer de détruire la famille.

Rien n'est plus inégal que l'organisation de la famille : les charges, les

responsabilités, l'autorité y sont distribuées en fonction de l'état de

chacun.

C'est à partir de la famille que s'élève la pyramide des

sociétés naturelles pour répondre aux différentes nécessités de la vie

temporelle. Il n'y a pas de modèle unique de cette pyramide. Les aléas

de l'histoire et les contraintes géographiques amènent des solutions

différentes.

Mais il y a néanmoins des constantes. Et parmi ces constantes,

on note l'existence à tous les niveaux d'oligarchies. Parmi les

hommes, parmi les chefs de famille, certains sont plus forts, plus

compétents, plus riches. Ils forment un groupe social, ou même une

classe, qui domine la société et y exerce la réalité du pouvoir. Cela

aussi résulte de l'inégalité naturelle que l'on est bien obligé de prendre

en compte si l'on ne rêve pas d'utopies fumeuses.

Et cela se vérifie tout au long de l'histoire comme sur toute

la surface de la Terre. On pourrait multiplier les exemples et citer,

entre mille autres cas, les patriciens de Rome, les incas du Pérou ou

les mandarins de Chine. Toutes oligarchies obéissant par ailleurs à

des modalités de fonctionnement très différentes.

Mais peut-on appeler élites ces oligarchies ? L'élite, c'est

le meilleur. S'agissant de son action au niveau du pouvoir social, on

devrait parler d'aristocratie, c'est-à-dire du gouvernement des

meilleurs.

Or il n'est que trop certain que, dans biens des cas, l'oligarchie

s'exerce au profit de ses membres, au détriment des classes

moins favorisées qu'elle devrait aider et protéger, et sans réel souci du

bien commun. Sans même chercher dans l'histoire des exemples de

ce comportement, il suffit de regarder comment agissent les oligarchies

nées artificiellement des utopies démocratiques, libérales ou

socialistes. Les chroniques judiciaires sont remplies de leurs exploits.

Pour qu'une oligarchie mérite le nom d'élite ou d'aristocratie

et en joue réellement le rôle, il faut qu'elle exerce le pouvoir en

vue du bien commun, que toute son influence et toute son action

soient guidées par des règles morales. Autrement dit, il faut qu'elle

applique consciemment le plan de Dieu.

C'est ce que l'on a pu voir se réaliser en Europe au cours

des siècles de chrétienté. Prenons l'exemple de la France.

L'effondrement des structures de l'État antique et l'insécurité

générale y ont amené l'apparition d'un régime assez étonnant : la

féodalité. Un régime en principe idéal puisqu'il repose sur une pyramide

de liens personnels, d'homme à homme pratiquant l'entraide et

l'échange des services. Je ne veux pas faire de la féodalité un tableau

angélique. Comme disait Jacques Bainville, "tout a toujours très mal

marché ". Et selon le Curé d'Ars : "partout où il y de l'homme il y a

de l'hommerie". La féodalité était donc imparfaite, comme l'homme,

comme toute institution humaine.

Elle était menée par une classe dirigeante, une noblesse

qui aurait pu n'être qu'une oligarchie jouisseuse et égoïste comme nos

modernes oligarchies. Mais elle était profondément chrétienne, animée

par l'idéal de la chevalerie, soucieuse du bien commun et du

règne de Dieu. Elle était une élite, une aristocratie, sans laquelle la

France n'aurait jamais eu d'âme, sans laquelle l'épopée des croisades

n'aurait pas freiné l'invasion islamique.

Plus tard, la féodalité n'a plus correspondu aux nécessités

de l'histoire, alors qu'un État se reconstituait au détriment des autonomies

régionales. Mais jusqu'à la Révolution, la pyramide des

sociétés naturelles a subsisté. La noblesse est restée une élite en

continuant de donner l'exemple de l'honneur et du service.

Les forces mercantiles qui substituent "l'économisme" à la

chrétienté ont déclenché la Révolution. Le règne du "roi très chrétien"

s'est achevé le 10 août 1792 dans le sang de ses derniers défen-

seurs. Ce sera la gloire de la Suisse d'avoir donné au roi ses derniers

et héroïques défenseurs.

On connaît la suite. Depuis deux siècles, la France,

l'Europe, le monde roulent vers l'abîme dans un torrent de boue et de

sang.

Il n'y aura de salut que dans le retour aux valeurs traditionnelles,

celles qui dans le plan de Dieu et donc selon les principes

du christianisme doivent organiser et conduire la société. Il y faut

l'exemple et l'influence d'une nouvelle élite, d'une nouvelle aristocratie.

L'histoire ne remonte pas le temps. Il n'est pas question de

recréer l'ancienne noblesse. Mais il n'est pas interdit de penser que la

nouvelle élite pourrait prendre exemple, non sur les vanités, mais sur

les vertus de l'ancienne noblesse.

C'est pourquoi, sans nul doute, le grand pape Pie XII,

comme le rappelle dans son livre le professeur Plinio Correa de

Olivera, s'est si souvent adressé à la noblesse, et plus spécialement à

la noblesse italienne. L'ancienne noblesse a encore un rôle à jouer, en

transmettant à l'avenir ce qu'elle a reçu du passé, en jetant un pont

par-dessus l'histoire entre la chrétienté détruite et la chrétienté à construire.

Daniel Raffard de Brienne