Les élites traditionnelles en Europe : passé et avenir

Roberto De Mattei

Les élites en Europe, entre passé et avenir ; leur rôle dans le chaos contemporain. Ceci est le thème de mon exposé.

1. Élite et aristocratie : la conception classique

La définition du mot élite est préalable. Ce terme est en effet utilisé aujourd'hui de façon ambivalente et peut donner lieu à des équivoques et à des malentendus. Il importe donc d'en fixer bien le sens.

La première signification du mot est celle étymologique qui remonte au Moyen Âge : la signification "d'élu", de "choisi", de "distingué" ; le sens du terme est évidemment positif ; on se réfère toujours à la "melior pars" de la société, à ce qu'il y a de meilleur dans l'ensemble social, défini aussi comme aristocratie : l'élite est une aristocratie ou, pour mieux dire, l'aristocratie est une véritable élite, une classe politique avec des qualités supérieures.

Il y a en effet une nuance entre les deux mots. Le terme élite indique génériquement la part plus distinguée, la part meilleure de la société, alors que l'aristocratie est une structure politique, une des trois formes de gouvernement classiques (monarchie, aristocratie, démocratie).

D'après la pensée classique, c'est au petit groupe, à l'aristocratie, que revient la conduite de l'État, pas au détriment, mais au bénéfice de la multitude. Si le petit nombre gouverne dans son propre intérêt et non dans l'intérêt commun, l'aristocratie dégénère en oligarchie.

Le terme oligarchie a toujours conservé un sens péjoratif, comme version corrompue de l'aristocratie. Le mot aristocratie a toujours eu au contraire, le sens positif, étymologique, de "gouvernement des meilleurs". C'est une conception qu'on pourrait définir "axiologique" ou "valorielle". L'axiologie est la recherche et l'exposition des valeurs fondamentales et des principes auxquels on ne peut renoncer, dans la conviction qu'il existe une vérité et un bien dans le domaine moral, politique et social. Seulement à la condition de définir l'existence d'un "bonum", des bons, peut-on parler d'un "melius", des meilleurs.

Le rôle des "meilleurs" dans le gouvernement de la Cité a été souligné, dans cette perspective, par tous les grands maîtres de la pensée politique, de Platon et Aristote jusqu'à nos jours.

Pour Platon ainsi que pour Aristote, les aristoi, les meilleurs, sont en tant que agathoi, bien nés, les nobles, ceux qui appartiennent aux classes plus élevées de la société, tandis que les kakoi, les "mal-nés", sont proprement les méchants, la plèbe.

En ce sens, aristocratie peut devenir synonyme de noblesse c'est-à-dire d'une condition politique et sociale transmise par voie héréditaire. La noblesse est un groupe de familles auxquelles la loi reconnaît des privilèges, faits de devoirs et de droits, se transmettant par le fait de la naissance. L'investiture publique de ces familles par l'Autorité souveraine qui comptant sur leur dévouement, les emploie au service du pays, c'est l'anoblissement.

Au cours des mille ans qui s'écoulent depuis l'aurore de la chrétienté jusqu'à 1789, la noblesse a eu une place marquée dans le gouvernement de la société européenne. La tripartition de la société en trois classes, ou mieux, trois ordres - le clergé, la noblesse et le peuple - manifestait la nette distinction entre gouvernants et gouvernés inhérent à tout groupe social.

La société d'ordre d'Ancien Régime, d'après la formule de Roland Mousnier, était une société profondément inégalitaire, mais largement participative, caractérisée par la délimitation des rôles et des attributions, et inspirée par la doctrine chrétienne, qui perfectionne la conception classique, sur la légitimité et la nécessité des inégalités sociales.

La Révolution française a prétendu liquider la société d'ordres d'Ancien Régime au nom de la démocratie égalitaire et totalitaire d'origine roussienne. Dans son étude sur la souveraineté, en renversant l'axiome de Rousseau, pour lequel l'aristocratie héréditaire "est le pire de tous les gouvernements", Joseph Maistre démontre que le pire des gouver-nements est la démocratie, parce qu'elle est, selon sa définition, "une association d'hommes sans souveraineté". Maistre considère que la démocratie pure "n'existe pas plus que le despotisme absolu" ; tous les gouvernements, d'après le grand penseur savoyard, sont aristocratiques : "la démocratie n'est qu'une aristocratie élective", alors que la monarchie n'est autre qu'une "aristocratie centralisée".

Après 1789, les idées de Rousseau ont pris le dessus dans la société. Les théoriciens de la Révolution française préconisent la souveraineté populaire comme "volonté générale" dans laquelle toute volonté particulière est destinée et forcée à se fondre quasi mystiquement, pour engendrer le nouvel Éden, le règne de la démocratie, du progrès, de l'égalité.

En effet, la Révolution française a marqué l'avènement d'une nouvelle société égalitaire, qui sous prétexte de transférer toute forme d'autorité et de souveraineté des élites au peuple, vise à la destruction de toute autorité.

Cette utopie égalitaire, après la Révolution française, parcourt tout le XIXe siècle et aboutit à sa nouvelle et plus radicale expression : la Révolution communiste. C'est elle qui, à partir de la prise du Palais d'Hiver de la part de Lénine au mois d'octobre 1917, marque en profondeur notre siècle, siècle égalitaire et siècle totalitaire par excellence.

L'écroulement du socialisme réel, à l'Est européen, est la débâcle de l'utopie égalitaire, même dans l'Occident démocratique. En effet, que nous est-il dévoilé ? Que dans cet après-guerre, dans ce siècle, dans ces deux derniers siècles qui auraient dû marquer la fin du despotisme et de l'oligarchie, nous avons été gouvernés, et nous le sommes encore, par des minorités despotiques et non seulement sous le communisme, le fascisme, le national-socialisme mais même sous les prétendus régimes libéraux et démocratiques.

 

2. L'élitisme du XXe. siècle

À côté du sens traditionnel selon lequel l'élite est la "melior pars" de la société, il existe une deuxième signification qui revient de la littérature sociologique et de la science politique du XXe siècle. Élite, en tant que classe dominante, minorité organisée qui détient le pouvoir, mais sans aucune connotation positive ou "valorielle".

En effet, sous le nom d'élitisme, une école politique est née et s'est développée en Italie, au début de ce siècle, en réaction aux mythes socialistes et égalitaires du XIXe siècle. Ses principaux représentants furent Gaetano Mosca, Vilfredo Pareto et Robert Michels.

Le fondateur de l'école est considéré le juriste sicilien Gaetano Mosca (1858-1941) dont le nom est lié au concept de "classe politique". En s'appuyant sur une analyse historique et sociologique, Mosca démontre qu'il est impossible d'édifier une société civile dépourvue de structure hiérarchique. Là où existe une société organisée, il existera toujours une minorité organisée, une minorité dominante qui la dirige. C'est cette minorité que Mosca définit classe politique. Dans toutes les sociétés, il y a donc deux classes de personnes : une minorité de gouvernants et une majorité de gouvernés.

Ce que Mosca appelle formule politique est l'ensemble des croyances et des valeurs qui constituent le fondement idéologique dont chaque classe politique a besoin pour exercer le pouvoir.

Presque contemporain de Mosca est le sociologue et économiste Vilfredo Pareto (1848-1923). C'est à lui, dans l'introduction de son œuvre Systèmes socialistes (1902), que l'on doit le terme élite pour désigner la couche supérieure de la population, dont font habituellement partie les gouvernants. Entre ces deux couches, celle inférieure et celle supérieure de la population, il y a une circulation, qui permet aux élites de subsister et de persister. La théorie parétienne de la circulation des élites, c'est-à-dire de la mobilité et du continuel renouvellement des classes dominantes, décrit la loi qui gouverne la constitution et la continuité des élites dans l'histoire.

Robert Michels (1876-1936), le troisième théoricien des élites, améliore Pareto en démontrant que ce renouvellement des élites ne doit pas être entendu dans le sens d'une substitution totale et globale d'une classe dirigeante par une autre. La stabilité est assurée par un phénomène d'assimilation d'éléments anciens et nouveaux. Pour Michels, comme pour les autres élitistes, la démocratie en tant que gouvernement du peuple est une illusion. Il y a dans l'histoire changement des minorités dirigeantes, non changement de la structure du pouvoir.

Après la dernière guerre mondiale, une nouvelle école s'intéresse aux élites dans un pays toujours dominé par la philosophie démocratique, et donc par les idées égalitaires : les États-Unis.

Après Harold D. Lasswell (1902-1979), on doit surtout à Charles Wright-Mills (1916-1962) auteur de plusieurs livres, parmi lesquels L'élite du pouvoir (1956) la théorisation du principe que dans la société contemporaine, le pouvoir est distribué de manière tout à fait inégalitaire. Dans la moderne société de masse, composée d'individus apathiques, une "power élite", caractérisée par la solidarité et par l'interchangeabilité des membres et agissant souvent en secret, prend toutes les grandes décisions d'intérêt général.

L'œuvre de Mills donna lieu à un vaste débat qui toucha le problème même de la démocratie en Amérique. L'existence des élites est-elle compatible avec la démocratie ? Il s'agit du problème, déjà évoqué par la Révolution française, des rapports entre l'égalité et la liberté. Un problème qui avait déjà été évoqué par Alexis de Tocqueville, dans son œuvre La Démocratie en Amérique, et qui récemment a été objet d'une étude d'un intellectuel "libéral" américain Christopher Lasch (1932-1994), intitulée The Revolt of the Elites and the Betrayal of Democracy.

Le sociologue américain parle de "rébellion des élites" de même que José Ortega y Gasset parlait de "rébellion des masses". Pour Lasch, les élites sont "les groupes qui contrôlent le flux international de la monnaie et de l'information, ceux qui dirigent les fondations philanthropiques et les institutions d'études supérieures, qui contrôlent les instruments de la production culturelle et qui définissent donc les termes du débat public". Ces élites, désormais privées de tout contact avec la réalité, ont renoncé à leur rôle civique et "ont perdu la foi en les valeurs de l'Occident" qui pour Lasch sont celles de la démocratie et du progrès nés de la Révolution française.

Tandis que le siècle se termine, on découvre donc une ancienne vérité : partout où il existe une société, il existe aussi un petit nombre de personnes qui la dirigent. La souveraineté populaire est un mythe désormais en miettes. La voix prophétique du comte de Maistre, qui a condensé d'une manière lapidaire la philosophie politique traditionnelle, arrive jusqu'à nous : "Dans tous les temps et dans tous les lieux l'aristocratie commande". "Aristote - ajoute-t-il - en disant que la chose doit être ainsi, énonce un axiome politique dont le simple bon sens et l'expérience de tous les âges ne permettent pas de douter. Ce privilège de l'aristocratie est réellement une loi naturelle".

Le mot élite a perdu cependant la valence axiologique sous-jacente à la pensée traditionnelle. Ce qui caractérise les élitistes, est l'absence du jugement des valeurs dans leur analyse de la société. Le terme élite est donc utilisé dans le langage sociologique et médiatique comme synonyme de classe politique ou de classe dominante, pour désigner tous ceux qui exercent des fonctions dirigeantes au sommet de la hiérarchie sociale. On parle désormais d'élites financières, technocratiques, informatiques, médiatiques, pour indiquer les hommes qui contrôlent tout simplement le pouvoir.

On se demande à ce point-là si cette utilisation neutre du mot élite est correcte. En considérant que la fracture qui existe entre la classe dominante et l'opinion publique est réelle, je parlerais, plutôt que d'élite, d'establishment, de lobby, de nomenklatura, de "coupole directive", ou, pour appliquer un terme classique, d'oligarchie.

Par contre pour mieux définir le terme élite, pour restituer à ce terme la signification ancienne et plus profonde, il me semble mieux de le déterminer, en ajoutant, au substantif élite, la spécification "traditionnelle". J'oppose les "élites traditionnelles" à l'oligarchie qui nous domine.

 

3. Les élites traditionnelles à l'heure actuelle

Cette conception axiologique des élites est celle exposée par le grand Pape Pie XII, dans les quatorze allocutions qu'il a adressées au Patriciat et à la Noblesse romaine entre 1940 et 1958. Elle vient de nous être présentée par le professeur Plinio Corrêa de Oliveira dans le remarquable livre qu'il a dédié à ce sujet : Noblesse et élites traditionnelles dans les allocutions de Pie XII.

L'œuvre du prof. de Oliveira n'est pas seulement celle d'un grand historien, c'est l'œuvre surtout d'un éminent philosophe et théologien de l'histoire qui nous offre des critères fondamentaux pour distinguer entre vraies et fausses élites, entre les aristocraties permanentes et les modernes oligarchies. Il ne se limite pas à affirmer la nécessite des élites : il détermine leur nature et leur tâche dans l'histoire et dans le temps présent. La définition de l'origine, de la nature, du sens profond du terme élite est, à mon avis, la contribution principale de ce livre.

Quelle est donc l'essence de l'aristocratie, la spécificité de l'élite ?

Ce qui rend une élite authentique, ce qui fait d'une minorité une vraie aristocratie, affirme le Prof. de Oliveira à la lumière de l'enseignement traditionnel de Pie XII, c'est la vertu et en particulier la vertu chrétienne qui consiste à s'oublier soi-même, ses propres intérêts, ses propres égoïsmes privés et particuliers, pour se consacrer au bien commun, au service de la société. Antithétique à l'élite est toute minorité qui s'organise non pas pour servir le bien commun mais pour profiter des positions acquises à son propre avantage, à son propre intérêt. L'homme d'élite est donc le parfait désintéressé, l'homme qui se sacrifie, qui sert la vérité et le bien. L'esprit de sacrifice et de service caractérisait le deuxième ordre dans l'Ancien Régime.

La guerre était pour le noble un holocauste en faveur de l'Église et du bien commun temporel. "Holocauste - observe le prof. de Oliveira - qui lui revenait comme reviennent aux clercs et aux religieux les holocaustes moraux inhérents à leur état".

Holocauste. Le mot mérite d'être souligné car il avait, dans la vie du noble, une importance centrale. "D'une certaine manière - continue le penseur brésilien - il se faisait sentir jusque dans la vie sociale, sous la forme d'une ascèse qui la marquait profondément. Les bonnes manières, l'étiquette et le protocole se façonnaient selon des modèles qui requéraient du noble une continuelle répression de ce qui est vulgaire, grossier ou même blâmable dans de nombreux comportements de l'homme. La vie sociale était, sous certains aspects, un sacrifice constant, toujours plus exigeant au fur et à mesure que la civilisation progressait et se raffinait".

Esprit d'holocauste, esprit de sacrifice. Marie Madeleine Martin rappelle comme jusqu'à la veille de la Révolution française le privilège plus éclatant dont a joui la noblesse a été certainement celui de l'impôt du sang" par lequel elle sacrifiait généreusement ses enfants, pour que l'ensemble de la nation puisse travailler en paix.

"À la fin du XIX siècle - rappelle-t-elle - le Marquis de Vogüe, sous le titre Une famille vivaroise, publiait une sorte de Livre de la Raison de sa famille auquel il avait annexé un tableau généalogique. Or à chaque ligne de ce tableau apparaissent les mentions suivantes : "tué à l'armée d'Italie, tué au Tessin, mort à l'armée de Hollande, tué au siège de Vallon".

La noblesse, observe un autre historien, "est le groupe d'élite par excellence qui veille au salut de l'État, elle est noblesse de sang à deux titres par le sang reçu des ancêtres et par le sang généreux versé pour le bien du royaume. Elle a en elle l'héroïsme héréditaire".

Dans l'esprit d'holocauste on peut saisir l'essence de la véritable élite. "Le propre d'une aristocratie - a écrit Marcel De Corte - est de maintenir en elle un état d'âme fondé sur le sacrifice".

Dans cette perspective de dévouement qui caractérise toute véritable élite, l'élite traditionnelle, est une élite que l'on pourrait définir avant tout au service de la tradition, "enracinée" dans la tradition. Enracinée dans le passé, grâce au lien mystérieux de l'hérédité, mais enracinée aussi et surtout dans les valeurs et dans la vérité parce que la Tradition est la vérité transmise et vécue dans l'histoire : la vérité qui vit dans l'histoire sans se confondre avec elle ni dépendre d'elle.

La fonction essentielle de l'élite aujourd'hui est de témoigner de l'existence et de la permanence des valeurs. Quand les élites transmettent leur esprit de service et leur patrimoine de valeurs dans le temps, d'une génération à l'autre, elles deviennent des élites traditionnelles, comme la noblesse. C'est là proprement la tradition : la transmission dans le temps d'un patrimoine de valeurs, de principes culturels, religieux et moraux.

"Protéger la tradition est la mission spécifique de la noblesse et des élites analogues". Le prof. Corrêa de Oliveira explique bien la relation qui existe entre noblesse et tradition : "Celle-là est la gardienne naturelle de celle-ci. Dans la société civile, elle est la classe chargée, plus que toute autre, de maintenir vivant le lien qui permet à la sagesse du passé de gouverner le présent sans néanmoins l'immobiliser".

Sagesse du passé… Aujourd'hui on veut en finir avec le passé. Mais la tradition n'est pas le passé : la tradition c'est le lien entre le présent et le passé. La tradition est la vie qui continue et qui se développe.

"Loin d'être une routine ou un héritage passivement recueilli, la tradition - explique encore Marcel De Corte - existe physiquement en nous : elle est le plasma sanguin grâce auquel les hommes communiquent concrètement entre eux, se comprennent et s'aiment". L'histoire, affirme un autre penseur catholique, cher à tout Suisse, Gonzague de Reynold, "n'est point le passé : elle est une force qui vient des origines, qui entraîne le passé sur nous, et qui nous porte avec lui dans l'avenir".

La perte du lien avec le passé, la fracture avec la tradition, la dissolution de toute identité culturelle et historique est le problème fondamental de nos jours. Face à cette perte de repères, à cette crise profonde d'identité, "l'homme occidental - selon les mots d'un sociologue contemporain - ne sait plus se reproduire et durer dans l'histoire. Il perd sa conscience historique". Il perd la liaison entre le passé et l'avenir, pour se plonger dans le présent et, dans le présent, s'épuiser, se dissiper.

Certainement, nous devons vivre le moment présent. C'est ce qu'ont fait les saints, mais ils ont vécu la minute présente dans sa relation avec l'instant immuable de l'éternité. Ils ont vécu le moment présent non pas sur la ligne horizontale du temps, entre un passé disparu et un avenir qui n'est pas encore, mais sur la ligne verticale, qui le rattache à l'unique instant de l'éternité. C'est dans le passé, dans la vitalité du passé, qu'on puise l'infinie richesse du présent. La vitalité et la fécondité du passé sont la tradition, sorte d'éternel présent qui, à la lumière des principes et des valeurs permanentes, relie le passé et l'avenir à l'immuable éternité. La tradition est tellement constitutive de la société, que son reniement lui interdit tout véritable progrès.

"Comme l'indique son nom, - rappelle Pie XII - la tradition est le don qui passe de génération en génération, le flambeau qu'à chaque relais le coureur confie et remet dans la main d'un autre coureur sans que la course s'arrête ou se ralentisse. Tradition et progrès se complètent réciproquement avec tant d'harmonie que tout comme la tradition sans le progrès se contredirait elle-même, le progrès sans la tradition serait une entreprise téméraire, un saut dans l'obscurité".

La perte de la tradition, le "déliement" du passé et de l'éternité sont le désordre radical, le chaos suprême, la "décivilisation" ou la "tribalisation" du monde. Ce monde "tribal", réalisé par la décivilisation du chaos dont on parle désormais ouvertement, semble à nos portes.

Pie XII nous a déjà montré l'itinéraire à suivre pour s'opposer à ce processus. "C'est le monde entier, peut-on dire, qui est à réédifier : c'est l'ordre universel qui est à rétablir. Ordre matériel, ordre intellectuel, ordre moral, ordre social, ordre international, tout est à refaire et à remettre en marche régulière et constante. Cette tranquillité de l'ordre, qui est la paix, la seule paix véritable, ne peut renaître et durer qu'à la condition de faire reposer la société humaine sur le Christ, pour recueillir, récapituler et rassembler tout en Lui : instaurare omnia in Christo (Eph. I, 10)".

Celle-ci est la tâche principale que Pie XII confie aujourd'hui aux élites…

L'homme d'élite, celui qui est choisi, a une mission, une vocation à accomplir, un rôle et une fonction spécifique dans la société. Le caractère propre des élites n'est pas seulement un témoignage privé, c'est aussi le rayonnement. Ce rayonnement correspond à l'apostolat typique des élites : remplir une fonction de guide de la société. L'élite doit faire rayonner autour d'elle la tradition, les valeurs dont elle est la dépositaire. Bonum est diffusivum sui : le bien tend à se diffuser. L'élite a une fonction publique par le fait même que la vérité et le bien se répandent irrésistiblement. L'élite ne peut pas être repliée sur elle-même, dans une solitude stérile. L'action, le témoignage public, font partie de son essence même.

Cette action publique est spécialement nécessaire face à l'horizon de ruines, de décomposition, de chaos qui nous est présenté par la dissociété actuelle.

Aujourd'hui, comme toujours, quand une société se décompose, quand il s'agit de restaurer ce qui est ruiné, c'est l'heure des élites. Le retour au modèle humain représenté par les "élites traditionnelles" peut constituer le principal antidote à cet extrême déclin de la société.

Quels sont les hommes d'élite ? Ce sont les hommes qui luttent publiquement pour la vérité, qui se sacrifient pour la tradition. Ce sont des hommes pour lesquels la vérité est la vie vécue de tous les jours, de la même manière que la tradition est la vérité vécue dans l'histoire et dans la société. La mission que le prof. de Oliveira réserve aux élites traditionnelles, c'est d'opposer avant tout un modèle humain, une doctrine vécue, au tribalisme contemporain.

Les hommes d'élite par excellence sont les saints, dont l'exemple est accessible à tous. Parmi les saints, permettez-moi de rappeler Saint Joseph, Gardien de la Sainte Famille, Protecteur de l'Église, Prince de la Maison Royale de David, homme d'élite par excellence, sous le patronage duquel M. de Siebenthal a bien à propos mis notre congrès.

Les grandes victoires de notre histoire sont le fruit de la rencontre entre la Grâce Divine et la volonté humaine, de la collaboration entre l'homme et Dieu. Dieu ne meurt pas, les vérités divines et naturelles ne changent pas, mais brillent dans la voûte atemporelle de l'histoire. Ce qui se détourne de la vérité et du bien, mais qui peut à tout instant y revenir, est le coeur humain.

Le vrai problème de notre temps concerne les hommes. Il faut des hommes qui servent la vérité, des hommes qui correspondent à la grâce, des hommes d'élite, des hommes de tradition. Je suis convaincu que ces hommes existent. L'heure est arrivée pour qu'ils se rencontrent. Et ce congrès me semble une occasion très importante pour cela.

Roberto de Mattei